Le toucher éthéré de Cillian s'était petit à petit dissipé. La houle du bateau souleva presque l'estomac de Ryme. Sa tête était lourde tout comme son cœur à l'intérieur de sa poitrine. Le laisser derrière avec comme seul lettre d'adieu un sortilège avait été difficile. Mais ce départ précipité était une demande de Garan. Après la mort de Marnie, Ryme n'avait pas eut le courage de le repousser lorsqu'il était venu la trouver et l'avait supplié de piéger son frère. Si seulement ils avaient pu avoir leur discussion avant... Sa gorge se serra en pensant à la colère ainsi qu'au dégoût qu'il éprouverait. Jamais il ne lui pardonnerait une telle trahison. Cependant, l'Invokeure espérait qu'il puisse tenir sa promesse et qu'il viendrait la chercher. Elle ou son corps, si Sin ou tout simplement la mort, se saisissait d'elle avant lui.

Garan ronflait bruyamment dans un des hamacs. Lui aussi était un homme des îles après tout, dormir sur un navire ne lui posait aucuns soucis. Ryme, elle avait passé une très mauvaise nuit. Une partie de son sommeil avait été amputé pour le sortilège qui avait permis leur fuite de l'île ; l'autre avait été rongé par les cauchemars comme si son esprit n'était qu'un vulgaire os. Dans ses délires, la jeune femme voyait toujours et encore les yeux vides, froid et aride de Marnie qui la fixait, un sourire étrange sur les lèvres. Elle avait également rêvé d'un avenir qu'elle avait souvent fantasmé pour Cillian : être avec une autre femme, paisible et comblé après avoir bravé la Via. Étrangement, ce rêve-là, était bien plus douloureux.

Lentement, Ryme quitta sa propre couche. Elle passa une main distraite dans sa chevelure, espérant pouvoir remettre de l'ordre dans ses boucles... Mais, elle ne trouva que le vide. Un sourire attristé pointa sur son visage alors qu'elle poussait un soupir. Garan avait même trouver de nouveaux vêtements pour elle, afin que la description que pourrait faire son frère soit la plus erronée possible. Au lieu de sa traditionnelle et sage robe d'Invokeure, elle portait désormais une robe de voyage à la coupe flatteuse bien plus proche d'un costume de scène que d'une toilette de religieuse. Si Cillian avait pu la voir, peut-être lui aurait-il dit qu'elle était magnifique. Mais... C'était à présent un acte manqué qui ne pourrait plus être rattrapé.
Un petit miroir lui renvoya l'image d'une femme fatiguée, au teint trop cireux pour être en bonne santé. Personne n'aurait jamais pu deviner qu'elle était Ryme, l'Invokeure, la Voix de Yevon.

Arrivée sur le pont, elle s'amusa de voir Gordias la confondre avec le marin avec lequel il avait sympathisé. Mais elle n'avait guère la force de rire. Alors, quelques temps après avoir savouré le soleil et la brise, elle s'avança à son tour vers son Gardien. Par politesse, il posa une question auquel il avait sans doute la réponse puis l'invita à s'approcher pour discuter.

— Je suppose que la réponse à propos de mon sommeil n'était qu'une vaine politesse, répondit-elle en prenant place sur un petit tas de caisse.
Sa jambe était particulièrement douloureuse aujourd'hui. Les mèches rousses de sa coupe courte lui revenaient sans cesse devant les yeux.

— J'ai affreusement mal dormi.

Sa voix s'éleva comme douloureuse après un silence. Elle savait qu'il n'avait guère de patience, mais elle tenait à lui faire comprendre que l'impolitesse ne le mènerait à rien ; d'autant plus qu'elle-même n'avait pas les réponses qu'il cherchait.

— Quant à vos autres questions, je ne peux vous répondre. Quelques heures après que nous soyons revenus au village, juste avant... Mon procès, il est venu me demander de lui faire confiance, qu'il avait un plan. Mais que pour que ce dernier puisse être réalisé nous devions laisser Cillian.

Sa gorge se noua ; elle aurait dû refuser. Mais la peur de le voir encore se battre pour elle, encore souffrir inutilement avait été plus forte. Il n'avait pas les même souvenirs qu'elle, mais... La vision de ses phalanges brisées par les coups donnés à Vilhatt, son sourire triste lorsque les moines l'avaient enlevé à son toucher pour le jeter dans la Via, elle, elle n'avait pas oublié et n'oublierait jamais.

— Je suppose qu'il a un plan, mais j'ignore lequel. Et je suis bien trop fatiguée pour réfléchir aux conséquences de mes actes. Je sais juste une chose, je préfère perdre l'affection de Cillian plutôt qu'il se mette encore en danger pour moi. C'est votre travail et maintenant celui de Garan.

Un léger silence fila.

— J'espère juste qu'il me pardonnera, soupira-t-elle plus pour elle-même que pour Gordias.

Soudainement, le craquement du pont du navire fit se retourner Ryme. Débarrassé de sa bure de prêtre, Garan ressemblait presque à son frère. Il était plus petit et plus frêle, mais il avait la même aura confiante et aventureuse. Finalement, il ne connaissait peut-être pas si bien sa famille, s'amusa intérieurement et amèrement Ryme.

— Bonjour Garan, dit-elle.
— Je crois que Gordias a quelques questions à vous poser. J'espère que vous êtes prêt à être interrogé.

Ryme aussi avait des questions, mais elle n'avait pas le goût de les poser ni même de résister au destin que Yevon avait tracé pour elle.

Le regard de Ryme s'assombrit tandis que d'un air jovial, Garan semblait être prêt à exposer son plan. Comment pouvait-il être aussi... Joyeux ? Bien que son visage ne laissait rien transparaître, les mains de l'Invokeure s'étaient légèrement crispées sur ses jambes. Une forme d'amertume qu'elle n'avait pas connue depuis longtemps lui nimba l'estomac ; même s'ils se ressemblaient, il n'était pas Cillian. Elle ne pouvait donc pas relâcher sa garde avec lui, il fallait qu'elle mette des barrières entre eux, tout comme elle en avait hissé entre elle et Gordias depuis qu'elle avait découvert les mensonges du vieux prêtre. L'honnêteté s'était-elle définitivement envolée dans le clergé ? songea-t-elle silencieusement en se retournant vers son nouveau Gardien.
La jeune femme ne sourcilla pas lorsqu'il fit un calembour sans le vouloir. Avec un prénom comme le sien, ce n'était pas la première fois que cela arrivait. Un peu de gêne s'aventura dans ses traits : cherchait-il ses mots ? Cela était peu probable, après tout en tant qu'ancien prêtre de Yevon il était habitué aux prises de paroles ainsi qu'aux discours. Si Cillian n'était pas très prolixe, à la limite de l'économie de ses mots, Garan lui était bien plus éloquent. Il commença à expliquer son point de vue et du coin de l'oeil, Ryme vit que Gordias était prêt à sauter sur le premier silence pour s'exprimer. Cela confirmait que lui non plus n'avait pas été dans la confidence. Qu'est-ce que ça fait de ne pas avoir les cartes en main, très cher ? pensa Ryme en son fort intérieur, non sans une pointe d'amusement caustique.

Le point central du plan de l'ancien prête – puisqu'il venait d'évoquer sa démission, était d'avoir transféré la punition de Cillian sur lui. Mais pour quelle sombre raison ? Il connaissait son frère aussi bien que Ryme et elle n'imaginait absolument pas l'ancien Gardien rester sagement sur l'île en attendant qu'un jour, ils reviennent tous les trois. À la première occasion, si on lui laissait la chance, il était capable de grimper dans un bateau et de les pourchasser même dans la gueule des enfers si cela était nécessaire. Enfin... Avant, il l'aurait probablement fait. Le cœur de Ryme se pinça : elle avait douté de leur relation à leurs retrouvailles, maintenant elle avait peur. Peur que cette action ait tout saboté, qu'il ne restât rien de l'amour qu'il éprouvait pour elle.
La suite du plan déversa une fureur glacée dans les veines de la jeune femme. Promulgué Cillian comme étant un apprenti Invokeur ? Pourquoi ? Avec ce genre de pouvoir, il n'hésiterait pas une seule seconde à donner sa vie contre Sin maintenant. Même sans cela, il avait toujours été prêt à le faire, mais maintenant... Maintenant, Garan avait donné une arme à un suicidaire. Les poings de Ryme se refermèrent, mimant les gestes que son amant accomplissait pour se calmer en cas de colère. Ses ongles s'aventurèrent dans sa peau. Son jugement obscurcit par la colère n'arrivait pas à voir les points positifs de cette manœuvre. La chance pour lui de peut-être enfin trouvé la paix de l'esprit en arrivant à cloisonner la cage de l'Invocation inconnue qu'il portait en lui ; l'aspect dramatique que leur relation pourrait avoir sur le grand public ; la protection que ce statut lui offrait. Non, Ryme n'arrivait pas à passer outre le plus grand de tous les sacrifices. Et soudainement, elle comprit enfin pourquoi Cillian tenait tant à se battre pour qu'elle ne succombe pas.

— Comment avez-vous osé ? articula-t-elle douloureusement une fois le silence revenu dans la conversation.
— Vous lui avez donné de quoi mettre un terme à son existence, d'un simple claquement de doigt... Est-il si peu important à vos yeux ? C'est pourtant votre frère !

La voix de Ryme était d'un calme Yevonite. Chaque mot était soigneusement pesé, formulé. Pourtant à l'intérieur de sa poitrine et malgré son teint blême, son cœur s'agitait férocement. Uniquement l'aigreur de ces paroles transparaissait. Garan sembla surprit de la réaction, quant à Gordias, il était toujours aussi indéchiffrable. Ce masque glacé augmenta encore un peu plus la colère froide qu'elle couvait.

— Donner à Cillian le pouvoir d'invoquer le condamne uniquement à une mort plus lente ; une mort qu'il choisira. Si personne ne défait Sin... Lui ira et je...

Ryme réprima les larmes qui lui montaient aux yeux. Elle se leva, dans une posture composée et résolument sévère.

— Avec tout le respect que je vous dois, votre plan à créer le guerrier le plus puissant de tout Spira. Personne ne sera capable de l'arrêter. Sa force était déjà terrifiante à bien des égards, pourquoi... …

Sa gorge se serra un peu plus. Et si l'apprentissage au temple déverrouillait des souvenirs enfouis, cela serait-il si bénéfique que cela ? Et s'il se souvenait de choses qu'il ne voulait se souvenir ? Et si à l'inverse de le rapprocher de l'équilibre, les chimères le plongeaient dans les ténèbres ? Si elle obtenait Bahamut, avant, Ryme aurait probablement eut une chance – maigre, mais présente de le vaincre. Mais à présent, il faudrait probablement la maîtrise d'un prêtre de l'expiation pour venir à bout de Cillian.

— Il faut que... Gordias, pourriez-vous organiser une rencontre avec son maître ? Il faut qu'il nous en dise plus sur la chimère qu'il a mit dans Cillian. Mais aussi sur les dettes qu'il a contracté. Nous n'avons pas beaucoup d'avance et s'il faut que je continue mon pèlerinage... Nous pourrions nous retrouver coincé en cas d'échec.

Les informations fusaient à toute vitesse dans l'esprit de Ryme.

— Quant à vous... J'espère que vous savez ce que vous faites ! dit-elle en se retournant vers Garan.

Elle posa un regard sévère et froid sur ses deux Gardiens. Deux hommes qui étaient supposés la protéger contre tout y comprit elle-même, mais en qui elle n'avait guère confiance.

— Plus de mensonges. En étant aussi faux avec les uns et les autres, nous ne valons pas mieux que Vilhatt.

Garan et Gordias étaient visiblement surpris de la nouvelle ; pourtant, Ryme était certaine que Cillian avait été parlé de la chimère au moins avec son Gardien. S'il ne l'avait pas fait, à quoi avait-il employé son temps ? Et surtout, pourquoi lui avoir menti ? Le mystère s'épaississait de plus en plus, faisant sombrer le groupe dans une mélasse délétère que l'Invokeure n'appréciait guère. Sa colère reflua malgré son envie de lutter pour garder sa rage active. Il fallait qu'elle trouve un moyen de communiquer avec lui, mais accepterait-il seulement de lire une lettre venant d'elle à présent ? Marcher le long du chemin des Invokeurs lui permettrait certes, de pouvoir maîtriser le cloisonnement entre son esprit et ceux des chimères, mais l'intuition de la jeune femme la poussait à croire que le maître de Cillian avait fait cela pour une bonne raison. Une raison noble. Peut-être était-elle trop immergée dans ses espoirs pour comprendre une éventuelle réalité ô combien plus triste – mais également plus réaliste.
Ryme poussa un soupir en laissant son corps affaisser un peu plus, tout en remerciant Yevon qu'ils ne furent que tous les trois, lui permettant de s'autoriser ce moment de faiblesse. Les machinations de l'église lui donnaient la migraine. Kilika commençait à se dessiner au loin et la jeune femme songea que ce monde si beau était ravagé par la pourriture du cœur de ses habitants.

— Je vous aiderais, bien entendu. Cependant, je ne saurais me montrer sympathique envers cet affreux prêtre. Et si nous venions à le rencontrer... Je ne préfère pas y penser.

Au dernier moment, elle s'était ravisée de dire sa pensée première. “Si nous venions à le rencontrer, je ne garantis pas de sa survie” … Maintenant que Ryme connaissait le poids d'une vie, même viciée, elle ne pouvait plus tenir ce genre de propos. Seul Vilhatt ne lui inspirait aucune sympathie. Avec amertume, elle songea à l'instant parfait qu'elle avait eut et qu'elle n'avait pas saisit pour mettre un terme à ce jeu de souffrance. Cillian l'avait alors enjoint à ne pas tuer l’archidiacre. Peut-être aurait-elle dû ne pas écouter.

— Une fois me dérange cependant... Lorsque nous avons découvert la présence de cette chimère... Cillian m'a assuré vous avoir parlé, Gordias. Et que vous aviez été égal à vous-même suite à cette nouvelle. Pourquoi m'avoir mentit ? Pensez-vous que cela fut un ordre de son maître ?

L'inquiétude était palpable dans la voix de Ryme. Tous ici, savaient à quel point elle détestait la fausseté – quand bien même, elle était une experte dans l'art du mensonge. L'invokeure se sentait blessée et trahie, victime des ligatures et alliances temporaires de l'église, mais également de celui en qui elle avait le plus confiance. Sottement, parfois, elle oubliait l'ombre qui régnait chez Cillian. Se laissant dupée par les tendres souvenirs d'un homme qui avait succomber à sa marche dans la Via.

— Garan, dit-elle en se retournant vers l'ancien prêtre, pourriez-vous obtenir des informations sur la chimère que possède déjà Cillian ? Si je vous la décris, je pense que vos connaissances ou une recherche aux archives de Kilika pendant que Gordias et moi serons dans la salle de l'épreuve pourra nous en apprendre plus.

Il ne sembla pas être en désaccord avec ce plan – néanmoins, il semblait nettement moins confiant et à l'aise depuis que ses machinations s'étaient retournées contre lui. Peut-être était-il inquiet au sujet de son frère à présent. Néanmoins, Garan hôcha la tête à cette idée. Ryme se plaça d'une telle façon à ce que ses deux Gardiens puissent la voir.

— C'était une chimère que je n'avais jamais vu. Sa tête était... Un mélange inquiétant entre un squelette humain et celui d'un cerf ; il avait la marque de Yevon sur le front. Une lueur mauvaise brillait depuis ses orbites creuses. Ses bras étaient terriblement longs et son corps semblait être masqué par une fumée. Lorsqu'elle a sévit sur la pauvre coeurl, dans la grotte... Un souffle a suffit pour la tuer. Et ce n'était pas là toute la puissance de la créature.

Un frisson lui dévala le long de l'échine au souvenir terrible de cette funeste rencontre. L’apparition avait envahit tout l'espace, gelant l'atmosphère comme si toute vie en avait été absorbé. La mort en personne semblait avoir été placée dans un cœur et un corps éthéré. Ryme lissa doucement le tissu de sa robe tandis que ses lèvres se pinçaient à la fin de son récit.

— Ce jour-là, Cillian m'a posé une étrange question. Je ne m'en souviens pas exactement, mais il m'a demandé si une chimère pouvait... interféré avec les pensées d'un Invokeur. Je devais lui apprendre à cloisonner son esprit, mais nous avons malheureusement manqué de temps...

Et d'assiduité, il fallait bien le reconnaître. Le peu de temps libre qu'ils avaient pour eux était rapidement dédié à leurs amours, des instants délicieusement fugace mais nécessaire aux deux amants. A présent qu'elle avait trahit sa confiance, à présent qu'elle était loin... Qu'allait-il advenir de lui ? S'il retrouvait l'amour dans les bras d'une autre femme, Ryme pourrait l'entendre et le supporter à présent que la marque venimeuse de la fourberie s'était appliquée sur leur relation.

— Ce n'est une surprise pour personne ici de savoir que la Via l'a changé... Pendant longtemps, j'ai cru que les tortures de la prison avait eu une emprise telle sur lui que jamais il ne pourrait s'en défaire totalement. Mais je crois à présent que c'était cette chose qui lui empoisonne l'esprit sans qu'il ne puisse rien y faire. Je doute qu'une chimère soit à la disposition des pauvres condamnés... Le maître de Cillian doit savoir quand et comment cette chose a scellé un contrat avec lui.

Un soupir froid quitta les lèvres de Ryme. Qu'allait-elle découvrir en recherchant des informations dans ce sens. Ses doigts se refermèrent sur ses genoux pour éviter que ses mains ne se mettent à trembler.

— En combien de jour pensez-vous pouvoir obtenir une réponse de votre contact, Gordias ? Pensez-vous que nous pourrons envoyer du courrier en toute sécurité depuis le temple ? Ou nous faudra-t-il passer par des moyens dérobés afin de faire parvenir nos missives ? Les Mogs ont beau avoir une grande indépendance, je crains que l'Eglise ne se permette la main-mise sur nos lettres.

Lorsqu'elle était une Voix, son courrier était filtré par l'Eglise et Vilhatt. Mais aussi, il arrivait que ce dernier soit dérobé. Quant à la communication avec Cillian, la jeune femme avait déjà une idée derrière la tête : lui envoyer des codes afin qu'il puisse trouver des vidéosphères qu'elle aurait prit le soin de cacher sur son chemin. Il pourrait alors la suivre à la trace le moment venu s'il le souhaitait.

Impossible d'envoyer un simple courrier, même si Gordias était un membre important de l'église. Ryme ignorait ce qu'il avait bien pu faire – ou qui il avait pu agacer, mais les yeux de Yevon étaient braqués sur lui. Tout comme sur elle. La réponse quant au délai d'attente laissa Ryme perplexe : peut-être vaudrait-il mieux inversé les missions et que Garan prenne la responsabilité du contact ? Après tout, sur Besaid, il avait révélé à demi-mot était également dans une combine impliquant le fameux “ami” qui semblait être le point gravitationnel de leurs tourments. Même si le visage de l'Invokeure affichait une expression presque sereine, ses pensées se télescopaient avec violence à l'intérieur de son cerveau. Venir jusqu'ici n'était que la partie facile du plan, le morceau immergé de l'iceberg. Maintenant qu'elle goûtait à la saveur des eaux profondes de la politique de Yevon, plus que jamais, Ryme doutait de sa résolution ainsi que de son engagement. Cillian lui manquait déjà ; les promesses rassurantes qu'il lui faisait aussi.
Sa gorge se serra un peu, à l'époque une bague de fiançailles ou quelconques babioles venant de sa part ne comptait pas. Mais maintenant, elle regrettait de ne pas avoir pareil totem qui aurait pu lui permettre de canaliser ses émotions vers lui. Mais peut-être était-ce mieux ainsi. Lorsque tout ceci serait terminé, s'ils étaient encore en vie, Ryme doutait fortement qu'il souhaitât encore l'impliquer dans sa vie. La jeune femme poussa un soupir en écoutant Garan distraitement, lorsque le capitaine du navire indiqua la prochaine arrivée sur les terres de Kilika.

— Merci, répondit-elle simplement en se dirigeant vers la cabine.

Garan ou Gordias – l'identité de celui qui avait oeuvré ne lui importait guère, avait prit le soin de préparer des affaires. Son bâton d'Invokeur reposait sagement au-dessus d'un petit baluchon. Si elle avait fait le contenu de ses bagages, Ryme aurait sûrement dérobé l'épée de Cillian une nouvelle fois. Peut-être aurait-il compris le message. Peut-être pas. La jolie canne de marche que lui avait fabriqué Jienne était resté sur l'île de Besaid, son arme lui servant d'appui. Le manche sembla étrangement lourd dans la paume de Ryme, cela faisait longtemps qu'elle ne l'avait utilisé. La dernière fois remontait à l'attaque de Sin, jour funeste et béni à la fois. Beaucoup avaient péri cette nuit-là ; mais elle avait retrouvé Cillian également lors de la tragédie. Sa gorge se noua un peu plus tandis que les larmes lui brûlaient déjà les yeux. Continuer d'avancer sans lui, sans pouvoir échanger ne serait-ce qu'un peu de courrier lui était bien plus douloureux qu'elle ne l'aurait pensé.

En remontant, elle croisa ses gardiens : avaient-ils eu la décence de la laisser quelques instants seule avec sa douleur ? Ryme leur adressa un signe de la tête en remontant sur le pont. Malgré l'attaque toute récente, la ville qui était encore en réparation ne semblait pas s'être laissé abattre. De nouveaux pontons pour accueillir les bateaux de voyage et de pêche avaient été installés. À l'approche de la berge ainsi que du récif, la coque du bateau se mit à grincer et à siffler. Dans sa cabine, le pilote semblait faire preuve d'une concentration exacerbée.

— Je propose que nous allions directement au temple, déclara Ryme lorsqu'elle sentit à nouveau la présence de Gordias et de Garan à ses côtés, enfin de faire cela autant que possible.

Quelques travailleurs qui avaient le nez à leur approche la dévisageaient. Ils n'étaient pas certains de reconnaître la Voix devenue Invokeure. Personne n'aurait pu leur en vouloir. Afin de ne pas attirer l'attention, sa toilette officielle avait été changée pour quelque chose de moins clinquant, ses cheveux avaient été égalisés suite aux actions de Marnie. Ryme, la Voix Rouge, possédait une chevelure dense, bouclée en plus d'être rousse. Personne ne s'attendait à ce qu'elle portât une coupe courte. A moins d'être face à face, il n'était pas évident de la reconnaître. Personne n'aurait pu deviner qu'elle était une Invokeure en voyage.

— Il nous faudra traverser la jungle avant d'arriver au temple, nous risquons d'arriver une fois la nuit tombée, n'est-ce pas ? demanda-t-elle tandis que le bateau s'arrimât à un poteau en bois.

Personne n'eut le temps de lui répondre que le vieux pêcheur arriva à leur niveau pour descendre la petite passerelle vétuste.

— Voilà messieurs les Gardien et mademoiselle l'Invokeure ! J'espère que vous ferez bonne route, dit-il, à voix basse, dans un sourire sincère.

Ryme ignorait comment et pourquoi son vieux compagnon et cet homme avaient réussi à tisser des liens, mais elle était heureuse qu'il en soit ainsi. Elle le remercia chaudement avant de descendre la première. Avant, elle aurait probablement demander la main de Gordias pour descendre, utiliser sa poigne pour la guider, mais aujourd'hui, elle fit le choix de ne pas faire appel à lui.
Le port de Kilika était aussi vivant que dans ses souvenirs. Un marché se tenait-là, il était certes plus petit que celui qu'elle avait visité avec Cillian, mais les odeurs des fruits et des épices se mélangeaient à merveille avec l'iode de la mer. La jeune femme regarda autour d'elle, tant de visages et de gens qu'elle n'aurait pas la chance de connaître, de rencontrer à présent que le temps jouait aussi contre eux.

— Avons-nous besoin de quelque chose avant de partir ? demanda-t-elle en se tournant vers ses deux compagnons, oh et je pense qu'il vaudrait mieux que nous n'ébruitions pas nos identités. Garan, vous serez mon frère et Gordias, vous êtes notre père désormais. Nous voyageons pour aller rendrez visite à notre famille dans l’au-delà à Guadosalam. Je n'ai pas encore réfléchi à de faux-prénoms, mais n'hésitez pas à me faire part de vos trouvailles.

Ryme ne leur laissa guère le temps tergiversé plus que cela sur la question, des passants discutaient en les pointant du doigt. Même si cela n'était sûrement que des quolibets comme il s'en donnait des centaines au port, l'Invokeure ne voulait pas prendre le risque d'être reconnue. Heureusement pour eux, l'entrée de la jungle n'était pas si éloignée que ça de l'endroit où leur bateau avait accosté. La canopée dense et volumineuse lui rappelait celle de Besaid, mais contrairement à la forêt de l'île voisine, celle de Kilika ne portait aucune barrière magique pour les monstres, autre que celles que l'on trouvait à l'entrée. Pour gravir les marches du temple, il fallait mériter ce droit.

Jienne. Un prénom que Ryme aurait cru devoir radié de son langage. Comment lui faire face à elle aussi, après tout ça ? Elle ne pourrait plus revenir sur l'île avant longtemps, ce départ signifiait peut-être des adieux avec sa belle-soeur et surtout, son amie. A l'heure actuelle, elle devait probablement lutter contre Cillian et ses humeurs. L'Invokeure savait que s'il existait une personne dans ce monde capable de faire face à lui ainsi qu'à l'orage de sa colère, c'était bien elle. Pour des gens comme Jienne, Ryme était tout à fait capable d'envisager le sacrifice de sa propre existence pour la paix. Pour que les enfants qu'ils auraient avec son époux, puissent vivre dans le luxe et l'abondance provoqués par le répit d'une victoire face à la bête. Les sentiments de Ryme étaient partagés à propos de ce nom d'emprunt : elle était à la fois heureuse de l'avoir, souhaitant s'inspirer du caractère fort et déterminé de l'originelle porteuse ; mais d'un autre côté... Elle était triste de le porté. Cette façon de faire sentait l'entourloupe à plein nez. Ou bien un manque d'imagination cruel.

Aux côtés de Garan, Ryme déambulait dans les étales, sans dire un mot. Elle n'avait pas très envie de discuter avec lui, ni avec personne d'autre. Elle avait presque hâte d'arriver au temple pour se confronter à Ifrit. Marcher ainsi et regarder les étales lui rappelait avec une pointe d'amertume les moments précieux qui avaient suivis l'attaque de Sin. Être avec Cillian, vivre une vie normale l'espace d'un instant. Si Vilhatt avait péri, quelques années plus tôt, cette vision aurait pu être une réalité. Tout du moins, Ryme fantasmait ainsi sur la chose. Une autre version de cette fable lui aurait été désagréable.

— Que devrions-nous acheter, Philas ? demanda-t-elle en lorgnant distraitement sur des fruits.

Ryme se souvenait que lors de leur petite escapade avec Cillian, ils avaient chipé un peu de viande, du pain et quelques fruits. Mais c'était lui qui avait choisi le repas, connaissant ce qui pourrait résister à l'air lourd et délétère de la jungle... Tristement, Ryme réalisa combien il prenait tout le temps soin d'elle. Combien, il endossait beaucoup de responsabilité pour qu'elle puisse rester dans l'innocence. Rien ne serait plus comme avant. Elle n'écouta pas la réponse de Garan, lui confiant une bourse rondelettes de Gils pour qu'il fasse tous les achats nécessaire.
Sur les pontons encore fragiles, les vendeurs haranguaient avec force les badauds. Personne ne lui accordait de l'attention, personne ne la reconnaissait. Cet anonymat lui sembla soudainement terriblement grisant. Ryme inspira un grand coup, laissant l'iode s'incruster dans ses poumons.

— Jienne !
Ryme se retourna en entendant son faux prénom. Garan revenait avec un petit sac de provisions. Elle lui adressa un sourire sans saveur, avant de se retourner.

— Retrouvons père.

Sans demander son reste, elle s'avança dans le port avec confiance, circulant entre les étales et les camelots. La taverne de Kilika était un peu plus proche des terres et était adjacente à une auberge. Ryme aurait payé cher pour pouvoir s'offrir une nuitée dans un établissement de qualité. La literie des temples et le bois dur des bateaux n'étaient guère à son goût. Mais être Invokeur signifiait aussi faire preuve d’ascétisme. Un choix qu'elle avait toujours du mal à accepter. Car, même si une bonne partie de sa vie avait été inconfortable, le luxe des Voix avait laissé son emprunte sur elle.

— Tu devrais y aller, Philas. Ce n'est pas très convenable pour une femme d'aller dans une taverne. Je t'attendrais dehors, Ryme désigna un petit kiosque non loin de là, où elle pourrait attendre ses Gardiens.
— Je fais vite, répondit-il en lui confiant les provisions.

Une fois seule, Ryme s'avança vers un des bancs. Les bruits de la ville ainsi que les odeurs étaient très différentes de celles qu'elle avait connu sur Besaid. Kilika semblait plus... Flamboyante à l'image de la chimère du feu qui se terrait dans la jungle. Il y avait ce feu, cette rage qui n'existait pas sur l'île voisine. Curieuse de ce qui avait été acheté, l'Invokeure regarda à l'intérieur du sac : un peu de venaison, des fruits, du pain de voyage ainsi qu'un peu de fromage. Garan avait choisi tout cela, car il savait bien que l'objectif n'était pas de rester ici très longtemps. Une fois à Luca, s'il leur restait assez d'argent, ils pourraient peut-être loué une carriole afin de se déplacer plus rapidement le long du chemin qui menait à Guadosalam et de ce fait, au temple de Shiva.
Après quelques longues minutes d'attentes, les deux Gardiens sortirent enfin de la taverne. L'odeur des feuilles de tabac les entourait. Ryme fronça légèrement le nez.

— Quelles sont les nouvelles en ville, père ? demanda-t-elle poliment en se tournant vers Gordias.
Son visage souriait, mais pas son regard. Une attitude qu'elle ne connaissait que trop et qui a bien des égards la laissait terriblement.

— Savez-vous si nous pouvons nous aventurer en toute sécurité dans la jungle pour que nous allions présenter nos respects au clergé ?

Silence.

— Oh et j'aimerais envoyer des lettres à mes amis rester sur Besaid, avez-vous entendu parler d'un quelconque service postal ?

Mensonges et illusions imbriqués dans une toile de vérité. Un miroir aux alouettes, un spectacle, une représentation qu'elle n'avait que trop jouer et qu'elle connaissait sur le bout des doigts. Mais cette fois-ci, la tirade avait la saveur d'une véritable tragédie de l'ancien temps, lorsque le monde était encore gouverné par ses pulsions voraces. Mais ne l'était-il pas encore ainsi ?