Même après toutes ces années, les plages de Kilika n'avaient pas changé. Rouge comme un étendard enflammé, le ciel arborait ses couleurs pourpres à l'horizon avec une charmante panache. Né dans le pays du feu et pourtant fille de la Mer, Isanca huma l'air iodé avec un plaisir peu commun. Si elle pouvait seulement chanter une ode au passé, sa voix l'aurait fait vivement, avec l'une des plus grandes sincérités. Le voyage avait été long et son équipage s'apprêtait déjà à reprendre la route. Toutefois, il n'était pas bon de rester trop longtemps sur les quais : la Dame avait besoin de souffler mais surtout de satisfaire sa curiosité, avide après tant d'années passées dans l'ignorance des aventures. Et puis, les falaises et la forêt de Kilika étaient autant d'endroit que son enfance avait goûté. La Capitaine contrebandière appréciait les paysages de son pays, mais bien moins la mentalité du peuple de Kilika. Peut-être était-cela qu'elle ne s'aventurait jamais naturellement dans le village ?

Elle resongea à Maya.
A ce qu'on lui aurait dit si elle était revenue "officiellement" dans le village.
Seigneur, qu'elle haïssait ces fanatiques prêts à excuser tous les maux de la Terre...

Puis soudain, quelqu'un hurla. Ou plutôt trois personnes. On hurla et fit déchanter ses songes comme pour la faire dégringoler mentalement de tout moment de paix. Une dispute avait lieu sur le sable blanc de cette plage excentrique où deux matelots, visiblement fort avinés, s'échangeait des coups en une danse des poings fort intense. Gonflant la poitrine, la femme s'approcha à pas dures de deux hères, poussant au passage la petite troupe qui les encerclaient et beuglaient quelques incitations au règlement de compte. Pourtant, quand un petit blond prit connaissance de la présence d'Isanca, ce dernier poussa un hoquet de stupeur et recula, provoquant par la même occasion une vague similaire chez autrui.


Sans crier gare, la jeune femme interrompit le combat et saisit l'un des jeunes hommes par l'oreille, repoussant l'autre de son autre main.


Sa voix s'éleva, glaçante. Son ordre se voulait tout simplement réprobateur et ne manqua nullement son effet. La Dame s'avança et lâcha finalement l'oreille du pauvre bougre. Croisant les bras, le port altier, la Contrebandière jaugea le petit cercle de gens avinés qui venait de se former sous ses yeux. Tour à tour, son laconisme réprimanda les deux hommes, puis finalement la femme effrayée à l'écart.


Il n'eut pas le temps de finir sa phrase que la Dame de fer le coupa tout simplement dans son élan.  Levant une main, elle ordonna le silence et poursuivit ses paroles.


L'Espadon des Grands Feux n'avait jamais été particulièrement connu pour son amabilité. Son sens des affaires était on-ne-peut-plus aiguisé avec le temps et l'expérience, mais la douceur n'avait jamais été son maître mot. Son unique prunelle lui conférait cet étrange capacité à réunir à la fois toute la sévérité et tout le jeu dont elle pouvait faire preuve. Mollement, ses sandales s'enfoncèrent dans le sable chaud de son pays natal, faisant les cent pas. Une idée germa subitement et ses lèvres se retroussèrent soudainement en une expression bien mieux posée. Patience. Intrépide. Mutine.


Les visages blêmirent aussitôt.

"Oh non putain..."

"Ce n'est pas juste ! C'est quoi cette menace ?"

"Rhalala, cette petit Cap'tain Isou, comme je l'aime !"

En quelques murmures et jurons grommelés dans un tas de barbe, les marins reprirent leur travail de plus belle. Assise sur l'une des caisses, la bouteille à la main, Isanca se permit un petit sourire avant de boire une gorgée. Il ne faisait aucun doute que cette menace avait fait l'effet d'un coup de fouet.

Pensive, elle joua avec la pipe qu'elle venait d'allumer pour fumer tranquillement, hésitante dans ses réactions...


La rousse ne comptait pas rester les bras croisés néanmoins. Quelle genre de capitaine d'excursion serait-elle si elle ne mettait pas seulement un tant soit peu son grain de sel ? Avec la grâce d'un chat, son corps s'étira paresseusement avant de rejoindre le sable et les caisses qu'elle commençait à vérifier et empaqueter. Observer, vérifier, contrôler. Les tâches se répétaient. Toutefois, Isanca ne sembla pas s'en plaindre, tant elle était perdue dans le fil de ses observations.

Ce qu'on venait de lui confier représentait une excellente marchandise, en dépit des trucs et astuces à employer pour charger les bateaux qui se situaient plus généralement dans la ville elle-même. Bah ! Son voyage à Luca n'en serait que plus enrichissant, dans tous les sens du terme...

Et puis, ce n'était que temporaire, n'est-ce pas ?