Les paroles d’Ishmael s’envolèrent comme le grondement sombre du tonnerre. Il ne semblait pas être en colère ou particulièrement émotif pourtant. Mais ces mots ravivèrent un peu plus le ressentiment que Ryme pouvait avoir à son égard. Il serait si simple d’appeler une chimère, n’importe laquelle et de l’affronter. De perdre aussi, assurément. Car l’Invokeure n’osait imaginer la puissance du maître si l’élève était déjà autant redoutable. Alors, elle ravala sa fierté et l’ire qu’elle avait dans le cœur. À sa place, ce fut son plus fidèle Gardien qui attaqua. Gordias n’était pas un homme très loquace, ni même attentionné. Ces paroles de défiance face à un adversaire beaucoup plus terrible que lui firent du bien à Ryme. Elle pouvait compter sur lui. Sur Garan, aussi. L’ancienne Voix se logea auprès du vieux thaumaturge. Entourée, ainsi de ses compagnons de route, elle se sentait protégée et en sécurité. Contre quoi, contre qui ? Elle n’en était pas certaine. Mais elle avait besoin d’être soutenue de la sorte.
Son attention se dirigea alors vers Cillian. Son cœur manqua presque un battement en le voyant au sol, encore grogui par la magie. Mais lui ne semblait pas lui prêter intérêt. C’était ainsi. Ils n’étaient donc plus rien l’un pour l’autre. « À quoi s’attendait-elle, au juste ? » Chuchota une petite voix dans l’arrière de son crâne. À la colère, au mépris, à la joie. À n’importe quelle émotion sauf ce vide. Ryme ferma les yeux douloureusement alors que le duo mentor et disciple discutaient de la chimère honnie. Malgré les connaissances que Cillian avait apprises, il ne semblait pas avoir retrouvé la mémoire. Les mensonges jalonnaient encore ses souvenirs.

Soudainement, alors qu’il allait formuler une question, il attrapa vivement son crâne entre ses mains et ses dents se mirent à grincer. Sa silhouette se plia en deux. Garan, Gordias et Ryme observèrent la scène, muets. Qu’était-il entrain de se passer ? Ishamel quant à lui ne semblait pas être surpris pour lui moins du monde. Finalement, devant les grimaces de douleur qui traversaient sur le visage de l’ancien Gardien, la jeune femme se dégagea de ses protecteurs pour aller à ses côtés.

— Cil, c’est moi. Essaye de ne pas bouger, je vais te soigner, déclara-t-elle d’une voix douce, chaude et caressante.
Ryme posa alors ses mains sur les tempes de Cillian, libérant un peu sa prise sur son propre crâne. L’Invokeure laissa la magie affluer dans son corps. La lueur et le parfum des enchantements thérapeutiques s’invitèrent dans l’air pesant de la caverne. Sans brider sa puissance, elle lui offrait toute l’aide dont elle était capable. Cependant, la douleur ne semblait pas refluer. Au bout de quelques minutes, Garan s’approcha et posa sa main sur l’épaule de Ryme.

— Je doute que tes sorts soient d’une quelconque utilité, murmura-t-il, amère.
— Je ne peux pas abandonner. Je ne veux pas le voir souffrir.
— Je sais… Mais je crois qu’on ne peut rien y faire. Rappelle-toi de ce qui t’a été transmis lors de ta formation d’Invokeur : si l’âme, le cœur et le corps ne sont pas prêts, le Priant laisse des séquelles.

Ryme resta interdite pendant quelques instants. Elle avait naïvement considéré qu’un apprentissage au sein du temple de Besaid aurait pu délivrer Cillian des tourments de sa mémoire défaillante et des démons qui semblaient s’accrocher à lui. Mais cela avait été impossible jusqu’alors, car l’origine même du mal avait été supplantée par de faux souvenirs. Elle ne pouvait rien faire pour lui. C’était un combat qu’il devait mener seul. Sa gorge se serra, aride.

— Cillian, écoute-moi.

Du regard, elle tenta de capturer son attention. Malgré la douleur, il sembla à Ryme qu’il avait réussi à ouvrir l’œil pour l’observer. Peut-être même pour la première fois depuis qu’ils étaient réunis dans cette maudite grotte. Avait-elle encore le droit de l’appeler « mon amour » ? Avait-elle encore le droit de poser ses mains sur lui ? Elle avait changé. Elle n’était plus la femme fragile qu’il voulait à tout prix protéger de la souillure du monde. Et lui aussi, avait dû évoluer. Les mèches blanches qui parsemaient à présent sa chevelure autrefois sombre étaient les témoins silencieux des épreuves qu’il avait dû traverser.
Avec précaution, Ryme approcha son corps de celui de Cillian.

— Laisse-toi aller à la douleur. Ne résiste pas, sinon ce sera pire. Ce sont tes souvenirs qui veulent revenir à toi. N’ait pas peur, je suis là. Je ne m’en irais pas.

Ryme se pencha en avant, baisant tendrement son front qui était en sueur. Elle fit glisser ses mains le long du crâne de Cillian, le pressant contre elle, nichant sa tête contre sa poitrine.

— Est-ce que vous étiez au fait de ce qui allait se passer ? demanda Garan en s’approchant d’Ishamel.

Le vieux maître ne rétorqua rien, se contentant de cet étrange silence ni lourd ni cruel qui le caractérisait.

— Cet homme est mon frère. Votre ancien élève ! Il n’est pas votre cobaye ! Est-ce que vous saviez !? Répondez-moi. Je vous en prie.

L’atmosphère de la salle bascula brutalement lorsqu’une flammèche s’extirpa du corps de Cillian. Ryme ne la remarqua pas, bien trop concentrée sur les énergies magiques qui circulaient entre eux. En lui résidait quelque chose de toxique, une mélasse étouffante qu’elle n’arrivait pas à endiguer. Gordias la tira par le col tandis que l’intensité du brasier risquait de l’engloutir. L’Invokeure se nicha au creux des manches de son Gardien qui referma sa capeline sur eux.
Une fine fumée s’échappa des lèvres de Ryme à mesure que la température baissait. La créature pénétra le monde, d’abord de ses longs bras osseux et de tendons. Puis son buste et enfin sa tête. Un cri glaçant résonna dans l’antique alcôve, pétrifiant le sang et l’âme de toutes les personnes présentes. La gorge serrée par l’émotion, l’ancienne Voix fixait l’être. Elle la désirait autant qu’elle la haïssait. La bête s’éloigna de son porteur, laissant son corps comme une coquille presque vide de tout sur le pavé froid. Un silence s’empara cruellement de l’assemblée, avortant tout besoin de prendre la parole à quiconque souhaitait ouvrir la bouche.
La chimère se mit à parler. Ses mots ne semblaient être qu’une déchirure, une profonde douleur, une torture. Les griffes de la peur s’agrippèrent fermement à l’estomac de Ryme tandis que l’envie de vomir lui vint. Une peine infinie lui nimba le cœur sans qu’elle ne sache pourquoi ou pour qui, elle éprouvait ces sentiments si contraires. Peut-être était-ce là, le vertige originel aussi fascinant que délétère qui se produisait lorsque l’on affrontait la mort en face. Ses jambes se mirent à trembler à mesure que la voix ne cessait de s’adresser à eux. Chaque parole, chaque syllabe, chaque respiration lui faisait l’effet d’un morceau de tison chauffé à blanc sur son âme.
Un frisson cruel s’empara de Ryme lorsqu’elle entendit la chose articuler péniblement son prénom et celui de Garan. Comment connaissait-elle ces informations ? Et plus important, pourquoi appelle-t-il Ishmael, Abraham ? Le vieux maître de Cillian les aurait-il bernés quant à son identité ?

— Je vous retourne la question, siffle la jeune femme en guise de réponse à la dernière interrogation de la bête.

Les globes oculaires vides se posèrent alors sur elle. Aucunes émotions ne peut s’y lire, il y a juste ces deux points de lumières qui lui font office de regard. Un frisson agita son échine, mais Ryme ne ploya pas sous sa pesanteur. Malgré l’éteinte ferme de Gordias, elle se libéra et fit un pas en avant. Aller au-delà des dangers et de la mort elle-même était si peu comparée à l’affection qu’elle vouait à Cillian. Sa seigneurie des os n’était qu’un obstacle de plus, une épreuve qu’elle n’avait pas peur d’affronter pour qu’il puisse enfin connaître la paix qu’il méritait tant.

— Vous êtes le responsable. Vous êtes le poison qui intoxique ses souvenirs, son corps, son âme. Pourquoi ? Est-ce donc si amusant que de le priver de sa mémoire ? Cela ne vous suffit pas de vivre en lui ? Que vous faut-il de plus ?

Les mots s’arrachèrent difficilement de la gorge de Ryme tant tout son être tremble devant la chimère. Elle est la peur pure, l’angoisse la plus profonde, le mal qui ronge les os de la raison dans l’obscurité. Son regard dérive de la chose vers Cillian qui demeure inconscient. Quelle folie a bien pu le pousser à venir voir ce Priant ? Quelle finalité lui était apparue comme étant assez juste pour échanger sa sanité contre la puissance ? Brusquement, elle comprend les paroles d’Ishmael, mais également ce qui a bien pu corrompre l’endormi : elle. Car il avait le même pouvoir la concernant. Ils n’étaient que deux idiots, bien trop aveugles et certains de connaître l’autre. S’ils en réchappaient, il faudrait qu’elle s’excusât pour tout le mal qu’elle lui avait causé. Et s’il le voulait, qu’elle ne lâchât plus jamais la main qu’il lui tendrait. Ce monde ne serait beau que si tous deux y figuraient. Il fallait qu’ils stoppassent leur quête mortifère pour l’autre.

— Ryme, écarte-toi.

Garan s’était avancé. La lance qu’il portait d’ordinaire dans son dos reposait à présent dans le creux de sa paume. La courbure de ses sourcils n’annonçait rien de bon. Il avait dans le regard, le même grain de folie qui habitait celui de son frère lorsqu’il était en colère. Le parfum de la magie exultait de son corps tandis qu’il se mettait en position.

— Non, Garan !

D’un geste, il repoussa la rousse qui tomba au sol. L’os de sa jambe blessée craqua dans un bruit sinistre et la douleur se déploya comme une fleur éclosant au printemps. Un cri presque rauque chassa l’air des poumons de Ryme tandis que la sorcellerie pimentait l’atmosphère. Ishmael ne réagit pas ni même Gordias. Soudainement, le sol devint chaud. Et des profondeurs de la terre, Ifrit survint. Le rugissement grave de l’animal fit écho au grincement lugubre du squelette. Était-ce là un rire de sa part ? Que ce fût le cas ou une toute autre chose, la vocalise ne pouvait être qualifiée que de glaçante.
Dans l’ancien prieuré, la tension monta d’un cran et alors que le feu allait partir à la conquête de la mort, la chimère de flamme s’évapora dans une nuée de furolucioles. Un des « yeux » de la créature moribonde luisait d’un éclat verdâtre, pareille à la teinte d’un corps laissé à l’air libre pendant trop longtemps.

— Qu’est-ce que…

— Ifrit… Il est…

Soudainement, un cri rauque agita Garan. Une gerbe de sang jaillit de sa gorge. Son énergie magique se fit muette, absente. Ryme devina qu’il s’agissait-là d’une ruse employée par la bête. Le Gardien tomba au sol, convulsant dans la douleur. L’Invokeure essaya d’incanter un sortilège curatif, mais subitement sa propre essence mystique se retrouva réduite à néant.

— Pourquoi ?

Sa voix se brisa dans cette unique question, cette interrogation à la réponse aussi splendide et terrifiante, qui animait les battements extatiques de son cœur.

L’égide du Destin ainsi déclara la chimère quant à la question si simple, mais si essentielle de Ryme. Était-ce vraiment ce que désirait Cillian ? La violence avait sans cesse imprégné son cœur, car nul en Spira ne peut échapper à cette spirale, mais la monstruosité du fantasme coupa tout souffle qui saurait s’évader des poumons de la jeune femme. La créature ordonna que l’on soigne Garan qui se trouvait toujours au sol avec la gorge profondément entaillée.
Une fine couche de sueur nimbait le dos de l’Invokeure. À la douleur physique s’ajoutait la souffrance psychologique : la rancune de son cher et tendre était-elle si dense et sombre pour que la bête en lui n’hésitât pas à lever la main sur des êtres aimés ? Cela n’était que le juste retour des choses, peut-être.

Et soudain, Ryme comprit que pendant ces longs mois, elle avait fait erreur. À l’image de Cillian, elle s’était autorisée à statuer pour lui du chemin qu’il devrait emprunter. Elle l’avait privé de sa liberté de prendre des choix. Sa gorge se serra. Le temps qu’ils avaient passé ensemble à Besaid n’avait été qu’une vaste illusion d’une vie à laquelle ils n’auraient jamais droit. Un miel inaccessible pour ceux qui, comme eux, décidaient de marcher contre le sort. Lorsqu’il reprendrait connaissance, il faudrait qu’elle s’excuse. Il ne la pardonnerait probablement jamais en vue de la menace de mort que la créature proféra à son encontre. Leur relation ne pourrait plus jamais être la même, mais cela était sans doute pour le mieux. Car il était évident à présent, dans l’esprit de Ryme que sa route ne menait qu’à un seul endroit : l’au-delà.
Il n’y aurait ni petite maison coquette ni enfants bagarreurs. Il n’y aurait pas d’années à passer sur le perron à voir les lunes s’échapper et la vieillesse venir moduler leurs traits. Elle ferma les yeux, pendant longtemps, elle avait cru qu’un monde où Cillian était en vie lui suffisait amplement. Peut-être, car égoïstement, il était probablement le seul à avoir des souvenirs d’elle qui témoignait de sa vraie personnalité, de la femme qu’elle était et avait été. La foule se remémorerait l’idole lorsque lui aurait pu perpétuer la réminiscence de la simple fille rousse qui se déguisait en Ryme.

Cependant, la dernière phrase de la créature l’interloqua. La bête semblait s’allier à eux dans le désir de vaincre le clergé. Et plus particulièrement Vilhatt. Cette information lui parut profondément dérangeante et lui glaça l’estomac.

— Pourquoi voudriez-vous nous aider ? murmura Ryme.

D’ordinaire, les chimères n’avaient pas de volonté autant marquée. Elles possédaient chacune une personnalité, des habitudes ou des attitudes héritées des Priants. Mais cette capacité à formuler un souhait aussi précis ne semblait pas naturelle. Un nouveau frisson agita son échine tout entière, alors qu’elle sentait les yeux de la fabulation se poser sur elle.

— Cillian a beau être votre ami spécial, comme vous le dites si bien… Cela devrait vous suffire. Vous avez la possibilité d’exister, de déployer vos dons dans ce monde, articula-t-elle plus pour elle-même que pour la bête.

L’ignoble créature ne semblait vouloir qu’une chose : avoir prise sur cet univers, sortir de la cage de chair et de sang que représentait Cillian, mais également le protéger. Mais pour quelle raison ? Sa nature délétère ne faisait aucun doute. Il affirmait haut et fort qu’il était à l’origine de l’état de santé convenable de l’ancien Gardien. Quelque chose n’allait pas.

— Que vous a-t-il promis en échange de vos pouvoirs ? Je ne connais que trop bien les individus de votre genre. Que vous a-t-il donné ? Que se passera-t-il une fois que vous aurez accompli votre part du contrat ?

Le regard de Garan bascula de Ryme vers la créature. Lui aussi semblait avoir compris l’étrange mécanique qui gisait sous l’alliance de son frère et de la chimère. Qui qu’il soit, quoi qu’elle fut et qu’importe les désirs qui dormaient dans le cœur de l’invocation, celle-ci avait un sombre dessein. Dessein qui ne pouvait être réalisé qu’avec l’aide de Cillian. Spira ne pardonnait guère à ceux qui passaient des marchés.
Lentement, Ryme se releva et s’avança vers la créature. Malgré la peur, malgré son corps tremblant et ses dents claquantes, elle maintint son regard.

— Je crois qu’un monde où vous gagnez est bien pire qu’un monde avec Vilhatt. Et je préfère encore redevenir son esclave, sa chose, son jouet plutôt que de vous voir détruire Cillian. Vous dites être son ami, lui vouloir du bien, mais cela n’est pas vrai. Tout du moins, cela n’est valable que pour le temps de votre échange.

Ryme baissa le regard vers lui. Les cernes grignotaient son visage et s’il n’était pas aussi maigre que lors de leurs retrouvailles, son corps était bien plus sec que durant cette période aux airs d’alcyon où ils vivaient à Besaid. L’amour qu’elle lui portait avait beau être intact, la douleur de savoir qu’il lui était à présent interdit lui déchirait la poitrine lambeau par lambeau. Elle le rendait mauvais. Pas Vilhatt, pas la chimère, pas les iniquités. Non, elle.

— Je crois que j’ai enfin compris les paroles de Shiva. Un cœur régi par la vengeance ne saurait trouver le repos ni la justice auxquels il aspire réellement. J’irais à Bevelle pour quérir Bahamut. Mais rien de plus. Je poursuivrais ma route vers Zanarkand. C’est le seul moyen. Il n’y en a jamais eu d’autres.

Un sourire triste s’esquissa sur son visage.

— Pardonne-moi, Cillian. Et merci.

Ses lèvres se pincèrent à mesure que sa gorge se serrait. Ces longs mois n’étaient finalement que les prémisses d’une éternité loin de l’autre. Elle aurait tant souhaité pouvoir entendre sa voix une dernière fois, écouter son rire ou juste son nom rouler sur sa langue. Sentir son odeur, éprouver son toucher si attentionné et maladroit.

— Garan, Gordias. Partons.

Des flammes noires comme la nuit se mirent à lécher les murs de la caverne, bloquant l’unique issue. Cette chimère ne semblait résolue à vouloir se faire ouïr. Soit, songea Ryme en se retournant lentement vers la créature. Il lui était difficile de maintenir une mine fière et confiante face aux borborygmes que la chose émettait. Son rire, aussi cachectique que son apparence, était douloureux à entendre. Un frisson dégringola le long de l’échine de l’Invokeure.
La différence de discours entre le maître de Cillian et l’émergence ne facilitait pas la compréhension de cette affaire. Si l’un jurait n’être qu’un rêve comme il en existait tant sur Spira, l’autre ne déployait que de la peur au sujet du premier. Ryme ignorait qui croire et le seul qui pourrait éclaircir tout cela n’en était malheureusement pas capable aujourd’hui. Cependant, la jeune femme était convaincue que la clef de tous les mystères résidait en Vilhatt. Et plus précisément en sa mort. Deux chemins semblaient alors se dessiner à ce propros. Une route pleine de promesses – sans doute trop belles pour être vraie, où enfin libéré de la vengeance qui lui rongeait le cœur, Cillian trouverait la paix. Un passage plus délicat et semer d’embuche où, le meilleur moyen de gagner était de refuser de jouer. Mais Ryme savait très bien qu’essayer de raisonner son compagnon était parfois aussi sot qu’inutile.

Après une dernière tirade aux allures de mise en garde, la chimère disparaît dans les flammes originelles qui l’avaient vu naître. Ryme qui retenait jusqu’alors sa respiration tomba à genoux sur le sol froid de la grotte. Son corps tremblait sans qu’elle ne puisse avoir la moindre prise sur lui. La glaciation de l’angoisse ne semblait pas vouloir quitter son estomac. Elle avait déjà eu peur dans sa vie. Peur pour elle, pour autrui. Elle n’avait jamais encore ressenti pareille terreur. Malgré son discours mielleux, il y avait quelque chose de fondamentalement mal dans cette chimère. Une nappe délétère qu’elle n’aurait jamais pu contrôler ni apprivoiser. Comment Cillian avait-il fait pour y résister ?
Abraham reprit la parole, affirmant qu’il ignorait sa position vis-à-vis des assertions qui avaient été échangées. Alors qu’elle ne s’y attendait pas vraiment, il requerra l’avis de Ryme.

Si elle devait être parfaite honnête, la jeune femme n’aurait su donner son opinion. La bête avait beau dire qu’elle n’était qu’une chimère, certes, plus puissante que celles qui jalonnaient le pèlerinage, mais elle semblait nier toute implication plus profonde. Cependant, il subsistait encore en Ryme cette crainte primaire, celle qui la poussait à croire qu’il existait une sorte de marchandage entre Cillian et la créature. Aucun Priant, aussi assoiffé de liberté fût-il, n’aurait accepté les prières d’une âme non préparée à la recevoir. Il y avait quelque chose de sombre à l’origine de cette histoire et avant de faire le moindre choix, il faudrait réussir à déterminer la vérité.
Soudainement, la voix de l’ancien gardien résonna dans la caverne. Des mots rêches pour une expression sèche, mais que Ryme avait tant voulu entendre durant ces mots. Péniblement debout contre la paroi de la grotte, il semblait lutter contre sa propre faiblesse. Après une question, il rejoignit le sol, trop épuisé par l’invocation pour faire quoi que ce soit.

Bien qu’elle sût que le moment n’était pas opportun, l’Invokeure ne pouvait s’empêcher de prier silencieusement pour qu’il la regardât, qu’il eut un geste envers elle, un petit rien qui pourrait lui permettre de se sentir légitime auprès de lui. Un simple sourire, même triste, lui aurait suffi. Mais il ne semblait pas vouloir la considérer comme à part, juste comme faisant partit du groupe. Une étrange réaction, car si elle prenait pour argent comptant les paroles de la chimère, son unique désir était qu’elle retrouvât la liberté. Peut-on souhaiter cela pour une personne que l’on ne désire plus ? Ou était-ce là une réminiscence de sa psyché trop chevaleresque qui le poussait à honorer une promesse.
Garan s’approcha de Ryme et se permit de la remettre debout. Elle lui offrit un sourire compatissant. Il lui était évident que tous, dans cette salle, attendaient qu’elle prenne la parole pour qu’elle expliquât la situation à Cillian.

— Je ne sais pas vraiment pas où commencer, nous avons été contactés par ton maître via une Sphère. Nous voulions… Discuter de nos projets. Et lorsque nous avons évoqué ta chimère… Tu as été plongé dans la confusion la plus totale et elle s’est libérée.

D’ordinaire, Ryme qui était si éloquente avait du mal à trouver ses mots et n’osait pas le regarder en face.

— Mon frère je…

Ryme attrapa le poignet de Garan et d’un mouvement de la tête, lui intima de se taire. L’apostat comprit aussitôt qu’il ferait mieux de tenir sa langue et baissa le nez avant de reculer. L’Invokeure poussa un soupir, une inertie moribonde lui pesait sur les épaules.

— Je crois que nous sommes tous fatigués. Nous devrions retourner au camp que nous avions établi dans la forêt de Macalania. Un peu de repos et un bon repas nous feront le plus grand bien, surtout à toi, Cil.

Cette fois-ci, son regard se posa sur lui. Aimant et aussi doux qu’un papillon. Un sourire tenta d’éclore sur ses lèvres, mais une voix venue tout droit de ses viscères lui indiqua qu’elle n’en avait pas le droit. Il y avait également d’autres choses dont elle voulait discuter avec lui, mais en privé. Et quand bien même, Ryme n’avait aucune honte quant à la nature de ses sentiments envers lui, elle n’était pas prête à ce qu’il déclama publiquement qu’elle n’était dans son esprit et dans son cœur qu’à cause des vestiges d’une promesse aujourd’hui obsolète.

Le vieux maître s’approcha de son ancien élève et l’attrapa par un bras. Gordias se permit de faire la même chose, ayant sans doute en tête les paroles de la chimère qui le désignait comme étant l’unique personne pouvant prétendre à réchapper à la mort en cas d’attaque de sa part. Ryme et Garan ouvrirent la marche, en silence.

Les vestiges du camp attendaient toujours là où ils avaient été abandonnés. Les protections magiques dressées par Garan et Gordias avaient tenu bon. L’après-midi touchait à sa fin et bientôt, la nuit s’étendrait dans la forêt de glace. Dans un ballet muet, Garan se mit à préparer le repas et Gordias se chargea de raviver le feu.

— Je vais chercher de l’eau, déclara timidement Ryme avant de s’éclipser.

Une fois près du lac, sa respiration se relâcha enfin. La confusion et le trouble n’arrivaient pas à quitter son esprit ni son cœur meurtri. Un profond soupir s’échappa de ses lèvres tandis qu’elle plongeait son regard dans l’onde glacée. À côté de son reflet, il y avait celui de Cillian. Sans doute une réminiscence ou un désir conscient qui se dévoilait à elle grâce à la surface gorgée de magie.
Ses cheveux étaient à présent chargés de filins blancs, mais il demeurait le même. Il ne semblait jamais changé. De son unique œil bleu au sourcil presque toujours sévère jusqu’à la courbe attrayante de ses lèvres. Un sourire peiné se dessina sur le visage de Ryme.

— Je suis désolée. Tellement désolée, murmura-t-elle.

Lorsque le reflet bougea, son cœur manqua un battement et dans la surprise, elle se retourna. Son pied buta contre une pierre et l’Invokeure tomba dans l’eau. Ce n’était ni un mirage ni une imitation et encore moins un fantasme. Pour la première fois depuis de longs mois, il était là.

Sa gaieté est légère, douce, caressante. Il n'est ni moqueur ni mesquin et encore moins cruel. Son éclat donnerait presque envie à Ryme de rire également. Et pendant quelques secondes, elle se demanda si malgré tout, il lui signifiait ainsi qu'il lui accordait son pardon. Il lui tendit la main et elle la saisit. Sa paume était toujours aussi chaude, calleuse et large comparée à la sienne. Un frisson l’empoigna tandis qu'il refermait sa prise et la tirait hors de l'eau en délicatesse. Mais lorsqu'il fit volte-face, l'Invokeure comprit qu'entre eux quelque chose s'était brisé. Quelque chose qui ne saurait être un jour réparé.
Il exprima qu'il considérait que tout cela était une drôle de façon de se revoir et qu'il n'était pas certain d'avoir voulu que cette rencontre ait lieu. Cette déclaration lui fit l'effet d'une dague enfoncée en plein cœur. Cependant, la fêlure dans sa voix lors de sa dernière interrogation fut encore bien pire. Ryme laissa retomber un silence, le temps de calmer la tempête de ses propres émotions. Il n'osait pas le contempler, mais elle trouva le courage de planter son regard dans son dos. Dans les mèches brunes striées de blancs. Cette distance, cette absence de l'autre dans la conversation lui rappelait cruellement le jour où, il avait été envoyé dans la Via.

— Je suppose qu'il s'agit des mêmes raisons qui t'ont poussé à ne pas revenir me chercher... souffla-t-elle doucement.
Un soir, il lui avait confié qu'il n'était pas réapparu pour de multiples causes. La plus évidente et limpide, sa psyché brisée, se trouvait en tête de liste. D'autres choses s'y ajoutaient. Des sentiments, des émotions, des sensations que Ryme appréhendait enfin, à présent qu'elle-même avait du sang sur les mains.

— Ce qui s'est passé ce soir-là, avec Marnie. Ça m'a changée. Ou plutôt, j'ai compris que je devais changer.
Même si Ryme avait terriblement envie de dire que tout ceci était l'idée de Garan – ce qui était vrai –, elle savait qu'il était à présent temps d'assumer les responsabilités qui lui incombaient.

— Si tu es là, je ne peux pas m'empêcher de me laisser cajoler. De souhaiter que tu t'occupes de moi, que tu prennes soin de moi... Il faut que ces habitudes cessent. Je ne veux plus être ce genre de personnes qui se reposent sur autrui sans jamais rien lui offrir sinon un destin cruel.

Sa bouche se tordit un peu. Dans sa poitrine son cœur battait avec toute la fureur de son amour, mais aussi des autres sentiments qui l'habitaient. Puisqu'il ne la regardait pas, Ryme baissa les yeux vers ses pieds. L'eau de la mare froide n'avait aucune importance. Ni même ses vêtements mouillés qui lui collaient à la peau ou sa chevelure aux boucles distendues gorgée d'eau qui lui retombait sur les épaules. Il y eut un instant de silence. La glace de la forêt gronda, crissa et hurla tandis qu'un bloc givré se détachait pour basculer dans le lac.

— Je sais que cela n'excuse en rien mon geste, mais la colère et la douleur étaient beaucoup trop grandes. Et puis... J'ai compris une chose face à ta chimère. Peut-être même la plus importante de toute. Et j'aurais voulu que cette réalisation ne me frappe bien plus tôt.

Un soupir gelé quitta les lèvres de l'Invokeure tandis qu'elle relevait les yeux. Cillian lui faisait toujours dos.

— Nous avons tous les deux le même défaut. Nous pensons savoir ce qui est bon pour l'autre sans l'écouter véritablement. Et je ne pourrais jamais assez m'excuser assez pour ça.

Sa voix se brisa. Son cœur se brisa. Tout était brisé.

— Tout ce que je voulais c'était t'offrir un peu de répit. En me suivant, tu aurais été banni de l'île. Tu venais à peine de revenir. Tu semblais heureux, à ta place, serein. Je sais que tu vas exploser de colère en me disant que tu es un grand garçon, que tu peux prendre tes décisions tout seul, mais... Je suis, moi aussi, une grande fille.

Une larme muette roula sur son visage. Ryme la chassa aussitôt du revers de la main. Cette conversation, elle n'avait jamais eu envie de l'avoir. C'était bien pour cela qu'elle avait confié les sphères et envoyer des lettres. Mais avait-il seulement lu et vu ce qu'elle avait laissé dans son sillage ?

— Et j'ai réalisé que je n'étais pas de taille pour t'aider. Que mes pouvoirs ne seraient jamais assez pour ça. Dans un temple, il y a toute sorte de sceaux qui empêchent les invocations. Ce que nous n'aurions jamais eu sur la route. Je n'étais et je ne suis pas assez forte pour maîtriser ta chimère. Et tu ne l'aies pas encore également.

Un frisson traversa Ryme lorsqu'elle repensa à la voix sinistre et douloureuse de la bête. De sa verve si facile au moment où elle parlait d’exécuter tout le monde hormis Gordias.

— Ta chimère a été très claire quant à l'avenir. Le seul moyen de calmer tes tourments serait d'aller tuer Vilhatt. J'ai la conviction à présent que la vengeance n'est pas la solution. Je suis presque certaine que tu as fait un pacte avec cette créature et que dès que sa part sera accomplie... Quelque chose de terrible arrivera.

Un nouveau silence. Plus lourd cette fois.

— Je... J'avais la croyance étrangement stupide de me dire que si tu pouvais la maîtriser, tes souvenirs reviendraient. Que les morceaux retrouvés pourraient t'aider à prendre le dessus sur lui. Que cela t'apporterait enfin la paix. Que les ténèbres arrêteraient de frapper à ta porte.

Elle ferma les yeux pour sentir les courants magiques qui berçaient la forêt de Macalania. Le vent lui murmura le courage nécessaire pour continuer son discours.

— Je préfère un monde où, je suis de nouveau entre les griffes de Vilhatt plutôt qu'un monde où, tu te détruis. Ou tu deviens le méchant de cette histoire. S'il y avait un moyen pour moi de te faire oublier mon existence, je lancerais ce sort sans regret.

Ses lèvres se pincèrent entre ses dents, retenant ainsi l'émotion prisonnière. Mais les quelques secondes de silence qui s'écoulèrent lui parurent insupportables. Ryme bougea enfin et contourna Cillian. Elle planta ses pupilles dans la sienne. Malgré la peine, la tristesse et le remords, l'étincelle de l'affection qu'elle lui portait était l'éclat le plus vivace de tous.

— Déteste-moi. Crie-moi dessus. Mais je t'en prie, regarde-moi.