— Je n’ai pas pu avoir la grâce de Shiva, déclara Ryme en attendant le bruissement des pas familiers de Cillian.

Elle savait que c’était lui, elle en était certaine. Aucune autre personne dans le monde ne se déplaçait comme ça, en silence, mais avec cette aura de prédation digne d’un coeurl. Aussi étrange que cela puisse paraître, dans cette démarche fauve, il y avait quelque chose d’envoûtant. Comme la promesse délétère d’actes sans compromis, d’une fureur se faisant douceur. Aux yeux de Ryme, Cillian était la mer après un orage. On ne pouvait pas demander à l’océan de calmer sa colère sans qu’une vague retorse ne vienne s’écraser sur la tête des plus audacieux.

— Mais pour une fois, ironiquement, ce n’est pas parce qu’elle n’a pas voulu de moi parce que mon esprit n’était pas tranquille à ton propos ou parce que je me refusais à écouter mes sentiments, ajouta-t-elle en jouant avec l’une des arrivées d’eau du grand bassin.

— Figure-toi que l’on a volé la clef pour accéder à la salle des épreuves et du Priant. Gordias était furieux, conclut l’Invokeure avec une pointe de sarcasme nichée dans son sourire.

Ryme leva le nez vers le plafond. Une vidéo sphère y projetait une nuée d’étoiles et quelques dispositifs sonores faisaient croire que l’on était en plein été, le chant des cigales et le bruit d’une brise nocturne agitant les branches des arbres. Les thermes de l’auberge ressemblaient à toutes celles qu’elle avait déjà visitées : des sources d’eaux chaudes naturelles remontaient à la surface et on avait bâti autour d’elles de quoi abriter les voyageurs. Une montagne était toujours peinte sur un des murs, sans que Ryme ne sache réellement pourquoi ce thème avait été choisi. Sur Spira, les collines et les valons étaient des choses rares, sauf à quelques endroits dévorés par la mer ou creusés par la colère de Sin.

Enroulée dans une serviette blanche, la peau de l’ancienne Voix était devenue presque aussi rouge que ses cheveux à force de tremper dans l’eau chaude. Des fumerolles remontaient le long de son épiderme. Elle poussa un soupir avant de basculer la tête en arrière et de fermer les yeux. Ses mains allèrent vers sa jambe blessée. Le froid ne favorisait pas la circulation de son sang et rendait la vieille plaie particulièrement douloureuse. Parfois, elle se demandait si Cillian n’avait pas raison à ce sujet, si Vilhatt ainsi que le reste du clergé ne l’avaient pas volontairement laissée estropiée.

— Tu peux me rejoindre, je ne vais pas t’attaquer, je ne suis pas un monstre, tu sais, s’amusa-t-elle à dire en constatant qu’elle était toujours seule dans le bassin.

Peut-être était-il sage d’observer une certaine réserve, pourtant. Après tout, à chaque fois qu’une baignoire s’invitait dans leurs échanges, les paroles se transformaient bien souvent en d’autres prières bien moins pieuses et indéniablement, jamais adressées à Yevon – ou tout du moins, pas directement. Depuis que Cillian avait rejoint le groupe et qu’ils dormaient parfois dans une auberge, Garan et Gordias s’assuraient toujours de n’avoir qu’une seule chambre avec quatre lits. Ce constat amusa fugacement Ryme qui n’avait jamais songé que l’un comme l’autre de ses Gardiens puisse être aussi bigot sur certaines choses. Quoiqu’il était compréhensible de ne pas avoir envie d’être réveillé en pleine nuit par les grincements lancinants d’un matelas maltraité par un combat qui n’avait rien de mortel.

— Vous n’étiez pas là, lorsque nous sommes rentrés. Gordias a émis l’idée que vous vous entraîniez. Moi, je ne vous crois pas aussi studieux. Qu’as-tu fait avec ton frère dans la forêt ? questionna Ryme en laissant un sourire glisser sur ses lèvres.

Inutile d’aborder tout de suite la revendication des Al-Bheds et des autres ennuis qui allaient probablement leur tomber dessus. Au bon moment, elle en parlerait, car, quelque part, pour évoquer ce sujet épineux de cette promesse et du rendez-vous qui avait été pris, il faudrait converser de la Via et donc, raviver des blessures et des tourments. Brusquer Cillian dans son esprit ne lui ferait aucun bien alors qu’enfin, il semblait pouvoir affronter les ressacs infortunés qui habitaient son cœur.
Au bout d’un moment, Ryme se redressa dans l’eau et se tourna vers la porte, une serviette plaquée contre sa poitrine. Ses lèvres prirent un pli soucieux.

— Il y a quelque chose que tu veux me dire ? Je te trouve bien taciturne, déclara-t-elle sans détour.

Cillian n’était pas un parangon de palabres et de discours, mais jamais un silence aussi lourd ne s’était établi entre eux, menant Ryme à craindre le pire.

Cillian avait l’air particulièrement distrait, laissant tomber une troisième fois la chemise qu’il essayait de pendre au fil fourni par le bain public de l’auberge. Ryme lui adressa un sourire presque peiné lorsqu’il se retourna légèrement, prétextant que son attention était accaparée par sa concentration. Il y avait surement autre chose, quelque chose qui le dérangeait, mais il faudrait un peu de temps avant qu’il n’évoque ce sujet. C’était toujours ainsi, avec lui et l’Invokeure le savait : comme avec un chat, il fallait faire preuve de patience et attendre qu’il vienne de lui-même, sinon, il ne témoignerait jamais ce qui lui trottait dans la tête.
Un soupir plus tard et le guerrier se présentait enfin à elle, la chaleur du bassin semblait avoir le pouvoir de délier sa langue. Ryme accueillit ses aveux avec une expression tendre sur le visage et ne l’interrompit pas, écoutant ce qu’il avait à dire jusqu’à ce que la conversation ne s’articule vers le temple et la clef perdue.

— Je trouve Garan bien cruel de t’avoir obligé à méditer les fesses dans la neige, déclara-t-elle en éludant volontairement la question qu’il venait de poser, considérant que la priorité allait aux difficultés qu’il avait rencontrées pour « faire le vide ».

— Ce n’est pas aisé de trouver le moyen d’atteindre ce point d’équilibre précis entre l’abandon et la concentration, tu sais. Je suis sûre qu’il fait le fier avec ses leçons, mais je pourrais mettre ma main au feu que parfois, ton frère n’y arrive pas non plus, alors tranquillise-toi. Et puis, ce n’est pas parce que tu es impétueux que ça te sera évident, commença-t-elle en le conviant à gagner la bordure où les lotions étaient rangées.

Ryme activa la pompe plusieurs fois sur une fleur de bain avant d’inviter Cillian à lui présenter son dos. Depuis Kilika, ils avaient cette habitude de discuter dans un bain, de se nettoyer ensemble comme pour évacuer toutes les mauvaises choses qui auraient pu s’accrocher à leurs peaux durant la journée.

— Je crois qu’il faut peut-être que tu arrives à trouver une méthode qui ne va pas contre ta personnalité. Lorsque tu combats, tu sais toujours garder une certaine maîtrise, on dirait une aiguille qui traverse de l’eau sans faire le moindre remoud ou onde. Peut-être que tu devrais penser à ce genre de choses quand tu essayes de faire le vide ? Ou peut-être, il faut que ressente dans ton corps les sensations où tu te sens le plus détendu et reposé, continua-t-elle d’expliquer en frottant délicatement son dos, passant le tissu mousseux contre les renflements de ses muscles, sur les cicatrices et les plaies encore en pleine guérison.

Elle ne voulut pas lui donner l’exemple de ce qui lui permettait de s’ancrer dans ce vide, sachant que cela ne ferait que lui causer de la peine. Pendant longtemps, Ryme aussi avait échoué à faire de son esprit un temple de sérénité. Maintenant, la voie lui était flagrante, mais à l’époque, elle usait habituellement le premier baiser qu’ils avaient partagé pour réussir à obtenir cette paix. Malgré la situation, malgré le malheur qui ensuite avait découlé des évènements, la sincérité et la douceur de ces simples lèvres posées l’une contre l’autre sans aucune cajolerie particulière lui paraissaient toujours être la chose la plus naturelle, la plus évidente au monde. Mais de cela, il ne s’en souvenait probablement pas.

— Tu as gardé ton cache-œil, je te l’enlève pour te laver les chevaux et le visage, articula l’Invokeure en reposant l’outil de bain puis en se hissant sur la pointe des pieds pour venir défaire les liens qui maintenaient l’accessoire en place.

Elle rangea soigneusement le morceau de cuir avec le reste des affaires avant de proposer à Cillian de venir s’installer contre elle pour faciliter l’entretien de ses cheveux. L’odeur herbacée de la lotion fit éternuer Ryme juste avant qu’elle ne ses mette à frotter doucement le crâne du guerrier.

— C’est agréable ? demanda-t-elle en faisant une pause puis en déposant un rapidement baiser sur son front.

— Pour la clef, je ne sais pas trop s’ils ont des pistes, mais Gordias et moi avons trouvé les coupables, un groupe d’Al-Bhed, avoua-t-elle, nous avons même bénéficié de leur hospitalité forcée pendant un temps. Ne t’énerve pas, d’accord ? Ils ne nous ont fait aucun mal, sinon quelques contusions.

Peut-être l’avait-il noté, mais, en effet, sur les hanches ainsi que les poignets de Ryme des marques timides bleuissaient. Dans quelques jours les hématomes seraient pleinement douloureux et violets.

— Ils veulent bien nous rendre la clef si nous leur prêtons main-forte. Enfin, plus précisément si tu leur prêtes main-forte. Ils veulent s’infiltrer dans la Via pour aller secourir quelqu’un. Ils ont dit que tu connaissais un des leurs, qu’il était ton ami. Gordias a promis ton aide pour que nous puissions revenir, mais je crois qu’il voulait juste leur rendre la monnaie de leur pièce, en mentant également.

Avant qu’il ne puisse s’agacer ou répondre, Ryme déversa un petit sot d’eau sur la tête de Cillian pour rincer ses cheveux. Elle l’enlaça ensuite, pressant son corps contre le sien, cherchant la chaleur de son réconfort.

— Tu n’es obligé à rien, mon amour. Nous pouvons attendre et une nouvelle clef sera forgée.

Ryme s’était toujours demandé à quoi pouvait bien ressembler la sortie de la Via. Les légendes parlaient de l’entrée de celle-ci, dans les profondeurs de Bevelle et elles discouraient également des horreurs qui y rôdaient, mais personne n’évoquait jamais la fin du chemin. Cillian, qui pourtant avait vaincu les épreuves de cette route maudite n’en parlait pas non plus. Désir d’omission ou souvenir manquant, telle était la question que l’Invokeure se posait souvent.
Une étrange sensation couvait dans l’estomac de l’ancienne Voix. Elle nourrissait le sentiment que malgré tous les beaux sermons et les pardons qu’ils avaient échangés, une forme de ressentiment et de colère surplombait cette discussion. Peut-être que, finalement, elle était bien trop liée à la Via pour qu’il oublie cette haine. Elle n’osait pas le lui avouer, mais depuis qu’ils s’étaient revus, depuis que la fureur segmentait tout, Ryme avait l’impression qu’un faussé s’était creusé entre eux. Un véritable gouffre que sa jambe blessée ne pourrait sauter.

Il déclara préférer mourir que de retourner dans les entrailles de la purification. Cette réaction était naturelle, compréhensible même pour elle qui n’avait jamais mis les pieds dans cet enfer. Pourtant, cela la choqua. Jamais Cillian n’avait mis en parallèle sa mort et quelque chose – si ce n’était pour des comparaisons futiles qui n’avaient pas réellement lieu d’être, des boutades que tout un chacun faisait, en somme. Cependant, en contemplant sa peau se réveiller d’un frisson d’effroi, on ne pouvait imaginer que le pire.
Les mains du guerrier vinrent se plaquer contre le rebord du bassin et il se releva, plongeant son unique œil dans le regard de Ryme qui déglutit avec difficulté. Il ne voulait plus d’excuses depuis longtemps, il était même sûr qu’il briserait quelque chose s’il entendait les mots « je suis désolée », mais elle ne put s’empêcher d’y penser ou d’envisager un avenir où, il trouverait la paix sans elle, mais cela, elle ne le verbaliserait jamais, de peur d’attiser une colère plus vive que les flammes d’Ifrit.

— Techniquement, ce ne serait pas moi la menteuse, mais Gordias, murmura-t-elle en guise de début de réponse, si Yevon peut fermer les yeux sur un péché de plus de ce vieux prêtre, je suis capable d’en faire de même.

Elle se saisit des lotions et commença à nettoyer avec soin sa propre peau, les phalanges masquées par le gras du pain de savon. Quelque chose n’allait pas, quelque chose ne collait pas, mais elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Sa bouche se tordit légèrement et elle baissa le nez, presque inconfortable. Ryme n’avait pas peur de lui ou tout du moins, pas comme elle pouvait avoir peur de Vilhatt ou d’autres hommes, cependant, elle ne pouvait se défaire de l’étrange mélasse d’hostilité qui lui coulait sur le corps.

— Comme je te l’ai dit, on peut toujours attendre quelques jours. Les clercs de Yevon ont une certaine fierté mal placée alors il est indéniable que le temple ne sera pas accessible dès demain, mais dans moins d’une semaine, une autre clef aura été forgée et je pourrais à ce moment-là, atteindre la chambre du Priant en toute tranquillité. Tu n’as pas besoin d’accomplir quoi que ce soit en mon nom.

Il y avait un temps ou peut-être qu’elle aurait été ravie de cette volonté de la protéger – ou de protéger son honneur. Mais aujourd’hui, les circonstances lui semblaient différentes et plus réellement importantes. Elle poussa un soupir en se rinçant, fermant les yeux lorsque l’eau dégringola sur son visage depuis le baquet qu’elle tenait au-dessus de sa tête. Quelle était la bonne chose à faire ?

— J’ai l’impression que quelque chose ne va pas, et ce bien avant que nous n’évoquions la Via. Je te trouve… distant. Est-ce qu’il y a quelque chose que tu as envie de me dire ? Ou bien est-ce la fatigue qui joue ? finit-elle par avouer en se mordant légèrement les lèvres après avoir parlé.

Étant dans un lieu public, Garan ou Gordias pouvant venir profiter des bains à tout instant, elle ne s’attendait pas à de grandes démonstrations d’affection de la part de Cillian, mais d’ordinaire, il n’hésitait jamais à la prendre dans ses bras ou au moins lui offrir un baiser chaste. Cette retenue presque froide était une chose toute nouvelle que Ryme n’était pas certaine d’apprécier, car cela lui rappelait de mauvais souvenirs qui avaient appris bien assez tôt que ce genre d’attitude chez certaines personnes n’était qu’un instant de répit angoissant avant que la réelle tempête n’explose.

Malgré la légèreté des explications qu’il lui offrit, Ryme n’était pas totalement convaincue, mais comment lui dire ? Comment lui exprimer que ce Cillian réfléchit, elle le connaissait déjà, mais que lui ne s’en souvenait tout bonnement pas ? L’orchestration de leur fuite avortée, tout avait été tissé du fil de son intellect pas du sien. L’Invokeure ravala ses paroles ainsi que ses doutes alors qu’il l’entourait de ses bras pour un peau à peau tout en tendresse.
Sans grande conviction, elle le frappa légèrement au niveau de la poitrine pour le faire payer de sa vilaine blague tout en affichant une moue mi-amusée mi-contrariée, mais qui rendit le baiser suivant d’autant plus savoureux qu’il débuta avec un doux rire. Simple et subtil, sans méchanceté ni rancœur, un sentiment aussi pur qu’un ciel d’été.

Il exprima ensuite être dérangé par la présence des dieux autres Gardiens qui ne les quittaient jamais totalement du regard. Pour Ryme qui était habituée à être scrutée sous tous les angles, le jugement silencieux de Garan et Gordias ne parvenait pas à prendre prise sur elle, mais elle comprenait tout à fait que ce ne soit pas la même chose pour lui. D’un geste tendre, elle chassa les mèches de cheveux brunes qui se collaient sur la joue de Cillian pour les remettre derrière ses oreilles.

— Tu as raison, j’ai tendance à oublier qu’être observé n’est pas l’état naturel de tout le monde. Je suis désolée d’être aussi exigeante, articula Ryme en posant sa tête contre la poitrine de son partenaire.

— Veux-tu que je les sermonne à ce propos ? Je suppose que Gordias regarde sans vraiment… Regarder, tu sais ? Il a souvent les yeux dans le vague, l’esprit en vagabondage vers je ne sais où. Je ne sous-entends pas qu’il baisse totalement sa vigilance lorsqu’il me sait en ta présence, mais… Si, c’est exactement ce que je fais, s’amusa-t-elle en ne prenant pas la peine de retenir un petit rire.

Elle glissa ses mains dans son dos, laissant ses doigts toujours curieux de le découvrir. La pointe arrondie de ses ongles circula le long de sa colonne vertébrale, détaillant les blessures ou les changements de texture. Ryme frissonna lorsqu’elle se sentit descendre vers les muscles du bas de son échine et aussitôt, elle se maudit d’avoir tant de feu dans son corps.

— Quant à ton frère, je t’avouerais que je ne le connais pas tant que cela. Lorsque nous étions à Besaid je me souviens que cela paraissait le déranger que nous partagions la même chambre sans être mariés devant Yevon, mais… tout au long de notre périple, il ne m’a pas semblé si à cheval sur ce genre de sujets. Surtout que… Comment dire ça.

Ryme marqua une pause, réfléchissant à la meilleure façon de tourner les choses. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour tenter de taquiner la pointe du nez de Cillian du sien – un raté jusqu’à ce qu’il baisse un peu la tête pour lui permettre d’accomplir pleinement son geste.

— Pour un prêtre qui a formulé de multiples vœux, je le trouvais bien prompt à vouloir les briser en charmante compagnie, souffla-t-elle en relevant les sourcils.

Dans la bouche de Cillian, Garan était une sorte de saint qui s’il le pouvait ne subviendrait jamais à ses besoins physiologiques les plus simples comme manger ou boire. Alors, le voir s’éclipser avec une jeune femme ou un jeune homme avait été un choc les premières fois – choc auquel Gordias n’avait pas réellement réagi sinon par un haussement d’épaules désinvolte.

— Pour ton souci de cervelle qui tourne trop, j’imagine que nous sommes dans l’endroit idéal pour y remédier, changea-t-elle de sujet avec un sourire en l’attirant au centre du bassin.

— Et non, ce n’est pas le genre de choses auxquelles tu penses, glissa Ryme d’un ton badin, plus pour elle que lui.

Elle ferma les yeux et se concentra sur le lien qu’elle entretenait avec les chimères qui logeaient dans son corps. La réminiscence de ses années d’entraînement en secret dans les bains de Bevelle lui revinrent en mémoire, une époque presque heureuse si l’on considérait les nombreuses alliées qu’elle avait dans les Voix à ce moment-là. Des mains tendues par la suite expurgées par le clergé, par un Vilhatt effrayé de perdre le contrôle sur sa favorite.

— L’eau à ce pouvoir inouï de recentrer les choses. Tu te souviens des fois où tu as été sous des cascades à Besaid, c’est la même sensation qu’il faut trouver sauf que les bassins ont cet avantage incroyable d’être statiques.

Ses lèvres chassèrent un soupir tandis qu’elle étendait ses mains vers l’avant, à la surface de l’onde, ses muscles pris à la lisière de l’humide et du sec. Puis, Ryme laissa la magie circuler dans son corps, brique après brique, le pont qui la reliait avec les chimères se forma. L’eau du bain se mit à vivre sous l’impulsion de cette énergie si particulière, s’échappant de tout contact avec ses membres puis en faisant des sortes de ricochets juste sous ses doigts. La peau de l’Invokeure fourmillait de cette même force, lui donnant la chair de poule, réveillant tout son derme y compris son cuir chevelu.

Soudain, elle rompit la connexion entre la partie de son corps qui servait de réceptacle aux chimères et la réalité. La surface revint à sa place au moment où Ryme rouvrit les yeux. Elle se tourna ensuite vers Cillian, un sourire sur les lèvres.

— C’est plus facile de ressentir les choses comme ça. Tu n’es pas obligé d’essayer tout de suite, mais les méthodes à l’ancienne avec les fesses dans la neige, ça ne te convient peut-être pas parce que ça manque de réponses immédiates, expliqua-t-elle d’une voix douce avant d’attraper la main de Cillian pour glisser un baiser à l’intérieur de sa paume.

— Ça me semble bien loin l’époque où, une salle de bain ou un bassin n’était qu’un prétexte pour que l’on se saute dessus en toute impunité, plaisanta-t-elle les joues rougissantes de sa bêtise.

Sous toute cette glace, il y a du feu, songea Ryme en observant le regard de Cillian tandis qu’il relevait son menton. Les pommettes déjà brûlantes, celles-ci devinrent incandescentes en écoutant les murmures qu’il lui offrait. Son souffle se coupa à l’instant où il posa ses lèvres sur son cou avant de repartir avec violence, à l’image de son cœur battant. Un nœud étrange se forma au creux de sa gorge – si l’esprit pouvait mentir, induire une distance, le corps lui, était incapable d’une telle prouesse. Tout naturellement, ses mains avaient glissé contre sa peau, se logeant dans son dos, les doigts curieux de dévaler sa colonne vertébrale. Autrefois, les os se sentaient, reliefs cruels du chemin de l’expiation. Aujourd’hui, le rappel des vertèbres se camouflait entre la chair des muscles.
Si elle le regardait bien, Ryme pouvait presque découvrir un troisième Cillian. Dans son esprit cohabitait le jeune homme de l’hôpital, cette tête brûlée solaire, avide de justice ; le prisonnier délivré de sa peine, encore effrayé, frêle, mais invaincu et enfin, cet homme sous ses paumes qui semblait réunir le meilleur de ces deux premières facettes.

Avec douceur, elle nicha sa tête contre son torse, profitant de cet instant trop rare, de ce repos et de la sécurité de son étreinte.

— Depuis longtemps ? Notre premier campement ensemble n’a pas été assez mémorable pour toi ? déclara-t-elle presque taquine.
Elle savait bien que ce qui s’était produit entre eux dans les méandres de la forêt de Macalania ne comptait pas vraiment comme de réelles retrouvailles. Ils avaient cédé au manque, au besoin de l’autre sans plus de précaution ou de formes. Une nécessité presque douloureuse tant elle était viscérale.

— Cela dit, je ne suis pas contre quelques jours de tranquillité. Tu pourrais presque réussir à me convaincre de profiter de cette histoire avec les Al’Behds pour trouver un recoin du monde où ils ne penseront pas à nous chercher, conclut-elle en levant les yeux vers lui, le visage écarlate.

À son gout, Cillian était peut-être devenu trop doué à ce jeu de la séduction. Les promesses faites à Besaid étaient presque celles d’un adolescent découvrant l’amour et ses danses, il lui servait à présent des mots d’adulte capable et à même de définir ses désirs, ses besoins.

— En tout cas, il me semble que ta bouche murmure une chose et que ton corps en chante une tout autre version, observa l’Invokeure en se pinçant légèrement les lèvres, désignant d’un regard vers le bas les mains qui se lovaient sur sa poitrine.

Quelque instants plus tard, de peur que sa réflexion ne créer quelconque mal-aisance, Ryme se hissa sur la pointe des pieds pour lui offrir un baiser tendre teinté de la marque de ses appétences pour lui, enroulant ses bras autour de ses épaules, les doigts jouant avec les mèches humides de ses cheveux. Peut-être était-ce mesquin de sa part, mais elle souhaitait presque le voir penaud après cet échange, voir son visage rougir autant que le sien ; lui exprimer sans la moindre parole, sinon celle de sa langue caressante, combien ces perspectives d’un après dans ses bras lui paraissait être une bonne chose.

— J’ai l’impression que tu as changé, tu sais. Et à chaque fois que je te rencontre à nouveau, je ne peux pas m’empêcher de tomber amoureuse de toi.

Elle masqua son embarras en l’enlaçant, inspirant profondément et profitant de cet instant d’accalmie trop rare. Demain, il faudrait retourner dehors, dans la tempête et face à ceux qui n’avaient ni pitié ni conscience.

— Je ne suis pas sûre que l’on devrait rejoindre les Al-Bheds, déclara-t-elle soudainement, comme ci cette idée venait de la frapper.

— Et si c’était un piège ? Un piège de Vilhatt, comme avec Marnie ? Il a très bien pu marchander la libération de leur ami contre nos têtes. L’église… Ils doivent savoir que nous sommes dans la région, que nous sommes ensemble. Et si tout cela visait à te renvoyer encore une fois là-bas ? Faire échapper des prisonniers, c’est la peine capitale assurée même si tu as déjà bravé la Via Purifico. Ils trouveront un beau mensonge pour nous dédouaner, Garan, Gordias et moi… Mais toi, tu n’es pas officiellement un Gardien, tu n’as pas une réelle protection de Yevon.

Elle frissonna en songeant qu’il serait si facile de désavouer publiquement Cillian. Il suffirait de dire que le trio venait en renfort pour ensuite les séparer : donner un ministère à Gordias, pour l’enterrer au fin fond de l’administration. Renvoyer Garan à Besaid ou lui imposer une mission Évangéliste. Un retour dans le giron des Voix pour Ryme ou une position de prêtresse dans le temple de Bahamut, à la merci des caprices des désirs viciés de Vilhatt.

— On ne devrait pas y aller. Et si jamais ce n’est pas un piège… Cela serait cruel de notre part de condamner d’autres à la Via pour nos intérêts.

Cachée dans les veines, dissimulée dans les fibres des muscles, déguisée dans une innocence immaculée, l’envie de l’autre résonnait pourtant en Ryme. À chaque fois que les doigts de Cillian la frôlaient, à chaque fois que ses lèvres – ou que son souffle – effleuraient sa peau, un frisson naissait. Ce friselis alimentait un feu qu’il interdisait, un mur de sagesse et de retenue a adopté. Il n’aurait suffi que d’un baiser de plus et tout cela aurait volé en éclat. Cependant, la voix quelque peu agacée de Garan relia cette parenthèse de tendresse à la cruelle réalité. Le Gardien demandait quand il pourrait avoir accès aux bains. Ryme pouffa légèrement en se redressant pour quitter le bassin.
Soudainement, l’Invokeure sentit la présence de son partenaire à ses côtés. Il lui murmura quelques mots qui la firent rougir immédiatement. Ses dents se plantèrent rapidement dans la pulpe de ses lèvres. Avant qu’il ne se sépare d’elle, elle lui répondit dans un souffle.

— Les Al-Bheds sont un problème que l’on ne peut pas régler tout seul. Et puis, je pense que c’est un souci parfait pour la Ryme et le Cillian du futur, non ?

Une lueur complice passa dans son regard ; c’était une expression qu’il avait souvent utilisée, par le passé, et elle espérait qu’il s’en souviendrait. Combien de fois avait-elle ri lorsque c’était à lui d’employer cette expression, cette façon si mignonne de se dédouaner de ses responsabilités ? Malicieuse, Ryme gagna les cristaux de feu et se sécha rapidement avant d’enfiler la pile de vêtements propres que l’auberge prêtait à chaque personne prenant un bain.

Alors qu’elle allait quitter la pièce, elle embrassa une dernière fois Cillian avant de revêtir son masque neutre. Ils passèrent devant Garan et Gordias qui attendaient sagement leur tour. Le vieux Gardien sembla esquisser un petit sourire de connivence lorsqu’ils les dépassèrent, mais Ryme n’en était pas certaine, alors, elle garda cette pensée au fond de son esprit.
À cause du vol de la clef, le relais usuellement peu rempli de client, paraissait être plein à craquer en cette soirée. Des Invokeurs avec leurs suites négociaient pour avoir une chambre ; des marchands épuisés massaient leurs pieds dans des fauteuils du salon. Un baigneur – sans doute un pèlerin – particulièrement prolixe fila droit vers les bains avec sa suite sur ses talons. Les pommettes de Ryme se mirent à rosir un peu plus et lorsqu’elle échangea un regard avec Cillian, il lui sembla lire la même conclusion : ils auraient la paix pendant un long moment si jamais Garan et ce type avait ne serait-ce qu’un seul atome crochu.

Ryme glissa sa main dans celle de Cillian en regagnant la chambre qu’ils occupaient. Elle inséra sa clef à l’intérieur du mécanisme et l’alcôve vide se dévoila à eux. Un paravent avait été installé pour séparer son lit individuel du reste des sommiers et un feu de cheminée ronflait paisiblement dans la pièce, l’éclairant de ses lueurs orangées. Pour être sûre de ne pas être prise aux dépourvues, elle enchâssa la clef dans la serrure après avoir refermé la porte : ils n’auraient qu’à prétexter un oubli sinon un vieux réflex si jamais Garan ou Gordias se retrouvait à vouloir rentrer plus tôt que prévu.
Sans un mot, elle se saisit de nouveau de la large paume de son compagnon pour le mener vers un endroit plus discret. Les lumières s’éveillèrent, plongeant la chambre dans une pénombre confortable. Les flammes colorant les choses dans un camaïeu carmin tandis que les appliques dessinaient les contours dans des nuances plus froides de bleu.

Soudain, la gorge de Ryme se noua. Elle ressentit qu’il n’y avait pas de point de retour dans ses sentiments ou dans cette situation. Son cœur se mit à battre plus fort, plus vite. Tant de chamboulements pour quelques d’aussi naturel, songea-t-elle en masquant son inconfort dans le refuge de ses boucles encore un peu humides. Cependant, lorsqu’elle sentit sa peau s’éveiller de frissons, elle ne résista pas à l’envie de lever les yeux. Son regard croisa celui de Cillian et le temps d’une respiration, Ryme eut l’impression qu’il pouvait la voir réellement, toucher pendant un bref instant son âme et toutes les choses secrètes qu’elle voulait garder prisonnières de ses mensonges silencieux.

— Je veux te réapprendre, souffla-t-elle la voix un peu rauque sans pour autant perdre ses moyens ou rougir.

Elle s’avança juste après et d’un geste lent pétri de délicatesse, sa main droite laissa déraper le vêtement de bain qui englobait le torse de Cillian. Ses yeux glissèrent le long de son échine, découvrant de nouvelles blessures, de nouvelles marques. Cependant, elle reporta son attention sur son visage. Ses doigts filèrent dans ses cheveux encore un peu mouillés afin d’enlever son cache-œil, mais aussi pour plaquer en arrière sa chevelure. Ils avaient toujours cette même texture que seules les mèches des personnes vivantes sur une île possèdent, à la fois sèche du sel et douce.

— Depuis quand la couleur de tes cheveux a-t-elle changé ? demanda-t-elle en continuant son exploration délicate.

Ses doigts filèrent sur l’arcade sourcilière, descendirent le long de son nez, redécouvrir ses joues aujourd’hui pleines avant d’effleurer non sans envie ses lèvres. Ses caresses s’enfuirent sur son cou, ses épaules, ses flancs, son ventre.

— C’est nouveau ça, non ? Comment est-ce arrivé ? s’enquit-elle en touchant la boursoufflure d’une cicatrice qui ne devait pas être plus vieille de trois mois.

Ryme s’approcha et déposa ses lèvres sur la marque avant de se redresser, plongeant son regard dans le sien.

— Pendant tout ce temps, est-ce qu’il y a eu quelqu’un d’autre ? se risqua-t-elle de demander, tu peux me répondre honnêtement. Je ne m’en fiche pas, mais ça ne me brisera pas le cœur.

Après tout, en partant elle avait disloqué leur relation, le lien et l’exclusivité tacite de leur couple. S’il avait eu envie de découvrir d’autres personnes, ce choix lui avait appartenu. Il était libre. Libre de tout, et s’était là le plus important.