Les yeux morts de Marnie. Fixes. Froids. Accusateurs.
Ryme se réveilla en sursaut. Elle était en sueur. Ses mèches rousses étaient collées à son front, la chemise de nuit prêtée par l'église était également humide de transpiration. Sa respiration n'arrivait pas à se calmer, toujours plus vive, toujours plus sauvage comme celle d'un animal acculé. Puis, la brûlure familière de la bile commença à lui remonter le long de la gorge. Maladroitement, la jeune femme se jeta en avant sur le pot d'aisance qui lui avait été donné lors de son arrivée dans la chambre. Elle rendit son dîner dans un grognement douloureux. Les larmes lui montèrent aux yeux tandis que le reflux acide de la bile lui brûlait la gorge. Son corps s'agita au travers de spasmes incontrôlés.
Elle remercia Yevon d'être seule dans la pièce. Ryme se recroquevilla sur elle-même, éloignant la porcelaine malodorante d'un geste faible, avant de se mettre à pleurer. Cillian lui manquait. Sa chaleur, sa présence, ses mots étaient des choses qui lui étaient essentielles, mais il fallait qu'elle fasse sans. En pleurant de la sorte, elle ne se découragea pas ; si la douleur de son absence était si vive, elle n'était pas encore assez forte pour se permettre de revenir à ses côtés. Même si à cet instant, elle aurait tout donné pour sentir sa main lourde, dure et rêche contre son crâne ou bien son dos, afin de la soulager du poids des cauchemars.

L'horloge de la pièce indiquait qu'il était encore trop tôt pour que de vulgaires pèlerins se lèvent. Cependant, à cette heure-ci, les apprentis ainsi que les prêtres les moins gradés étaient déjà levés afin de préparer les salles de prières, mais aussi les repas des voyageurs. Ryme renifla un peu, aspirant et ravalant douloureusement un peu de bile. Elle se leva avec lenteur, en s'appuyant sur le mobilier, puis se dirigea vers le petit bureau qui était à la disposition des résidents. Elle sortit une sphère de son sac qu'elle avait laissé là. L'invokeur appuya sur le bouton pour enregistrer. Elle se râcla la gorge, soupira et finalement se mit à parler.

— Bonjour Cillian. Si tu trouves cette sphère, j'espère que tu es en forme. J'espère aussi que tu ne m'en veux pas trop. Je suppose que si, mais j'ose me dire que tu trouveras sans doute la gentillesse de me pardonner. Même si... Tout ceci était peut-être l'erreur de trop. Sache que tu me manques. Il n'y a pas une heure, une minute ou une seconde sans que je pense à toi.

Pause. Un sourire malgré son cœur brisé et pour qui, Ryme n'avait personne a blâmer sinon elle-même.

— Je sais que tu fronceras probablement les sourcils, car tu n'aimeras pas ce que je vais dire mais... J'ai décidé de faire des sphères qui raconteraient mon histoire. Pour qu'il y ait une trace de ce que j'ai vécu en étant une Voix de Yevon. Si je venais à disparaître ou perdre mon combat contre ce système, je voudrais que tu puisses faire connaître tout cela auprès des habitants de Spira. Pour que cela cesse enfin. Et peut-être pour que tu puisses me découvrir un peu plus encore. Je suis née il y a …

Jusqu'à ce que la cloche matinale ne résonne, Ryme raconta les premiers souvenirs qu'elle avait en mémoire. La mémoire de la sphère était presque pleine lorsqu'elle arrêta. Une servante du temple toqua à la porte et indiqua au travers de celle-ci que le petit-déjeuner allait être bientôt servi. L'invokeure se leva, rejoignit les douches pour une toilette rapide et rejoignit la salle commune. Elle était déserte. Elle était probablement la première personne civile à être debout dans tout le temple. Garan ne devait sans doute pas être encore en train de dormir ; elle n'imaginait pas Gordias faire preuve d'autant d'oisiveté.
Une assiette lui fut servie : des œufs, quelques saucisses fumées et des fruits. Un petit-déjeuner frugal mais suffisamment dense pour tenir au corps. Le jeune garçon qui lui servit son plat la regardait avec insistance, elle le reconnut immédiatement : c'était le gamin qui avait reconnu Garan. Avec malice, il s'approcha.

— Je dirais rien, pour votre mission top-secrète, promis ! dit-il en faisant un clin d'oeil grossier.
Ryme esquissa un sourire et se pencha vers lui. L'enfant se mit à rayonner.
— Je te remercie. Tu as toute ma gratitude. Est-ce que tu veux te rendre utile dans cette tache ?
Il opina de la tête, comme elle l'avait prévue. L'invokeure sortit la sphère qu'elle venait d'enregistré de son petit sac et la confia au garçon.
— Si un Invokeur nommé Cillian vient ici, donne lui ceci. N'essaie pas de la regarder, elle est protégée par un code que lui seul connaît. Ne la donne à personne d'autre. Tu le reconnaîtras facilement, c'est un homme assez grand, il viendra de Besaid et il portera un cache-oeil du côté droit.

Le gamin ne posa pas plus de questions. Les joues rouges de plaisir, il s'en alla dans un recoin du temple. Ryme poussa un petit soupir, lui enviant sa naïveté et la simplicité dans laquelle il évoluait. Elle jeta un regard presque dédaigneux à son repas, mais commença à picorer le contenu de son assiette du bout des lèvres. Il lui fallait des forces pour pouvoir aller affronter Ifrit.
Elle ne resta pas seule très longtemps, comme elle s'en doutait Garan et Gordias arrivèrent dans la salle commune. Elle leur adressa un petit signe de la main.

— Avez-vous bien dormi ? demanda-t-elle à ses deux comparses une fois qu'ils furent installés avec elle.
La question ne se posait guère pour elle : ses traits étaient ceux d'une personne qui avait mal dormi. Son teint naturellement pâle avait une couleur presque maladive. Il ne fallait pas être divin pour savoir que Ryme avait passé une mauvaise nuit. Il s'écoulerait beaucoup de temps avant qu'elle ne puisse pleinement se reposer. Il faudrait du temps pour que les cauchemars et la culpabilité s'envolent.

— J'ai cru comprendre que le petit incident d'hier a été résolu... Avez-vous trouvé un moyen pour que nous puissions envoyer du courrier ? demanda-t-elle avant de mordre un morceau de saucisse.

— Je ne suis probablement pas assez en forme pour me rendre... Là-bas, dit-elle la mine basse, que pouvons-nous faire en attendant ?

Drys passa à côté de la table sans accordé plus qu'un regard poli à Ryme ; il avait sans doute compris qu'il fallait mieux qu'il passe son chemin. La voie des Invokeurs se taillait dans le sang, ce n'était pas un sacrifice que beaucoup d'amant étaient prêt à faire. Même Cillian, qui pourtant était prêt à bâtir lui-même la route d'hémoglobine ne voyait pas la chose d'un bon œil. Cela dit, la jeune femme était reconnaissante de cette absence : petit déjeuner en tête-à-tête avec Garan et Gordias avait quelque chose de rassurant, de presque normal.
Le vieux gardien avait l'air d'avoir le même appétit qu'elle. Un sourire un peu las se dessina sur le visage de l'ancienne Voix. La route allait être encore longue. Était-il fatigué ? Malade ? Peut-être devrait-elle essayer de lui parler de son état dans un cadre plus intime. Gordias était un homme fier, qui n'aimait guère que l'on se soucie de lui. Pourtant, il faudrait bien qu'il compose avec le caractère de Ryme. Quant bien même, elle n'avait pas passé beaucoup de temps avec lui à Besaid, elle lui portait une affection sincère. Il était celui qui lui avait permis de devenir Invokeure et ainsi, de gagner sa liberté. Garan, quant à lui décorait sans vergogne la nourriture qu'on lui proposait. Ryme ne l'aurait jamais imaginé avec un tel coup de fourchette. Cillian ne mangeait pas autant dans ses souvenirs. Peut-être était-ce dû à la Via.

Gordias, toujours avec le masque du père aimant, déclara qu'il ferait de son mieux pour le courrier. Et que les activités... Elles n'étaient pas nombreuses, prier, se reposer, lire dans la bibliothèque. Ryme ne savait pas très bien lire, alors la dernière option n'était guère envisageable pour elle – et elle était bien décidée à ce que cela ne se sache pas. La jeune femme avait horreur qu'on lui trouve des lacunes. Garan sembla apprécier l'idée, mais ne tint pas à la présence de l'Invokeure.
Une fois cette idée approuvée, il lança l'idée d'une ballade dans la forêt afin de chasser des monstres. Ryme le regarda avec des yeux ronds. Ne voyait-il pas les traits tirés qu'ils arboraient avec Gordias ? Comment pouvait-il avoir de l'énergie à revendre pour aller occire quelconque créature ?

— Papa à raison Philas... Tu as peut-être toute ton énergie, mais moi, je ne me suis pas encore remise de mes émotions d'hier.
Une manière polie pour parler, bien entendu, du combat contre les Ochus mais aussi de tout ce qui s'était passé avant. Le regard vide de Marnie revint en mémoire de Ryme, qui frissonna. Si on lui laissait le choix, la jeune femme n'avait qu'une envie : aller sur un coin de plage, les pieds dans le sable chaud afin de guetter Cillian arriver. Mais elle savait que cela n'arriverait malheureusement pas.

— Je pense que j'irais visiter un peu le temps et les alentours protégés. Un peu de soleil et d'air frais me fera du bien. Quant à cette après-midi, je pense que je t'imiterais papa. On ira pas loin si on s'épuise dés les premiers jours de voyage, non ?
Un sourire délicat s'invita sur les lèvres de Ryme. Elle était sincèrement compatissante de l'état de santé de Gordias. D'ordinaire, il n'avait déjà pas les joues très colorées mais aujourd'hui, il semblait particulièrement blafard.

— Surtout que tu nous a fait peur il n'y a pas si longtemps, petite sœur, déclara Garan en demandant une ration supplémentaire de nourriture.
— Comment ça ?
— Tu ne te souviens pas ? Il y a quelques semaines, tu t'étais évanouie. On a dû utiliser une queue de phénix pour te ramener parmi nous.
— Non, je ne m'en souviens pas... Ça te dis quelque chose, papa ?

Pourquoi ne se souvenait-elle pas d'un tel événement ? Quand avait-il eut lieu ? Ryme se souvenait d'avoir eut des moments de faiblesses dans les mois qu'elle avait passé à Besaid, mais elle n'arrivait pas formellement à se souvenir d'un instant où, elle aurait pu s'évaporer de la sorte. Et plus important, pourquoi est-ce que Cillian ne lui avait rien dit ? Elle jeta un coup d'oeil à Gordias, espérant trouver une réponse mais comme toujours, son visage était impassible.

— Cela n'a pas d'importance. Le gamin d'hier... Je lui ai donné une sphère, au cas où Cil' viendrait ici. Qu'il ne s'inquiète pas pour nous. J'espère qu'il n'est pas trop en colère.

Ryme joua un peu avec son plat, titilla du bout de sa fourchette en bois, la courbe dodue d'un œuf brouillé. Au final, plus que le chemin qui allait devenir beaucoup plus court ; plus que l'ombre menançant de Vilhatt ; plus que tout autre chose, elle avait peur de la réaction de son fiancé. De la douleur qu'elle lui avait causé en partant sans un mot en compagnie de son Gardien et de son frère.

— Vous croyez qu'il...

Me pardonnera ? Voudra bien être encore avec moi ? Me fera un jour confiance ? Rêvera encore d'un avenir en commun ?
Elle regarda sa main gauche, aucune bague de promesse n'y avait été glissé. Peut-être profiterait-il de son propre périple pour trouver une autre promise. Une personne moins compliquée. Moins dangereuse. Moins désirée par un homme malade.

— Ce n'est pas grave, ajouta-t-elle plutôt que de terminer sa phrase. Si vous avez besoin de moi, je serai dans les jardins.

Ryme se leva, son assiette à moitié finie dans la main. Elle confia ses couverts à une apprentie avant de sortir de la pièce. Autrefois, il aurait été presque impossible qu'elle marchât dans une pièce sans que l'on remarquât son éclat, sa prestance, sa beauté. Mais aujourd'hui, la flamme qui l'animait semblait timide, presque éteinte, disparue dans les ombres de la culpabilité et des remords.

Le jardin était plongé dans le calme le plus profond. Les oiseaux de la volière commençaient à peine à se réveiller. Quelques petits rongeurs sortaient le bout de leurs museaux en quête d'un peu de nourriture. Le cycle de la vie. Ryme songea ironiquement que même les plus insignifiantes créatures de Spira avaient le luxe d'avoir un quotidien. Elle passa une main dans ses cheveux par réflexe et s'énerva presque en sentant les mèches courtes sous ses doigts. Cependant, elle ne céda pas à la colère et se contenta de soupirer profondément. L'aube venait toujours après une longue nuit. Il ne fallait pas qu'elle laisse ces craintes et cauchemars gagner.
L'Invokeure ferma les yeux et chercha en elle le lien discret mais puissant qui connectait son cœur et ses chimères. Valefor et Ixion répondirent à son appel, comme la caresse bienveillante d'une mère sur le dos de son enfant. Son cœur s'apaisa un peu, rassuré de part leur présence et leur approbation. D'un état de repos, l'ancienne Voix bascula vers la méditation. Bientôt, il lui faudrait affronter les flammes et faire de la place pour le priant d'Ifrit. Si elle en croyait les dires de Garan, elle avait déjà failli par le passé à cause de Valefor. Il était important qu'elle puisse mener sa quête au bout, jusqu'à Vilhatt. Son esprit devait reprendre la dure discipline qu'elle avait connue jusqu'alors. Peut-être que Cillian, lui aussi, méditait ainsi.

Lorsqu'elle rouvrit les yeux, son regard croisa celui de Gordias. Il semblait hésité à venir. Un léger sourire illumina le regard de l'Invokeure et le vieux Gardien s'avança. D'un geste mesuré il plaça un fauteuil en rotin juste à côté de celui qu'elle occupait et commenta la bonne tenue du jardin juste après avoir posé son séant. Sa voix était basse et douce. Jamais encore il n'avait parlé avec une telle délicatesse et Ryme trouva cela agréable. Elle observa le jardin, sans un mot. Celui de Besaid était bien différent, plus organisé. Ici les plantes portaient en elles la sauvagerie du feu.
Gordias lui demanda alors comment elle se sentait ; il avait remarqué qu'elle n'était pas en forme et voulait savoir si, cet état de fait était plus profond que les derniers événements. Il lui proposa son oreille attentive, un geste que Ryme apprécia tout particulièrement. La jeune femme déposa sa main sur l'avant-bras de son Gardien et serra doucement sa poigne.

— Vous n'avez pas bonne mine non plus, si je peux me permettre, répondit-elle avec un sourire.
— Je vous remercie. Cela me touche vraiment que vous preniez le temps de venir me parler.

Elle ne mentait pas. Sur Besaid, Ryme s'était habituée à avoir Jienne près d'elle. Mais aussi Cillian. Beaucoup de personnes gravitaient autour d'elle, directement ou indirectement. Aujourd'hui, vivre lui semblait bien plus pesant, surtout depuis qu'elle n'avait personne avec qui réellement discuter. Gordias n'était pas un homme bavard, il ne l'avait jamais été. Et quant à Garan... Ryme lui faisait confiance, mais elle ne souhaitait pas se rapprocher de lui de peur que Cillian soit contrarié de cette proximité.

— A vrai dire... Je crois que je m'étais habituée à avoir une vie normale. Vous allez sans doute trouver ça ridicule mais, durant ces mois à Besaid j'avais presque réussi à oublier...

Elle marqua une pause, il devait sans doute comprendre ce qu'elle voulait dire.

— Et je réalise à présent que mon quotidien n'a jamais été cette période. Ce n'était qu'un répit, une parenthèse. Un peu comme lorsque j'étais à l'hôpital en compagnie de Cillian. Je savais que cela ne pouvait pas durer pour toujours mais au fil du temps, j'avais presque oublié que la vie reprendrait le dessus.

Ryme poussa un soupir.

— J'ai peur, Gordias. Maintenant je sais que notre calvaire n'aura de fin que lorsque Vilhatt sera mort. Mais et ensuite ? Que se passera-t-il ? Je doute fort que nous soyons acclamés en héros pour avoir fomenté son trépas. Un autre homme prendra sa suite, peut-être pire que lui.

Un frisson la traversa. Pire que Vilhatt... Cela devait sans doute existé, mais Ryme n'avait pas envie d'y songer. Souvent elle se demandait pourquoi le prêtre la poursuivait ainsi. Elle ne pouvait plus porter son enfant comme il l'avait longuement désiré – Cillian s'était assuré qu'il ne pourrait plus jamais en être autrement. Elle ne pouvait plus devenir sa femme, puisqu'il avait choisi d'épouser une autre Voix. Alors pourquoi. Pourquoi cherchait-il toujours et encore à la récupérer ?

— Je me demande si ce combat n'est pas vain. Même si nous gagnions, nous serons effacés de l'Histoire et le cycle continuera de nouveau. Peut-être devrais-je juste me contenter d'aller jusqu'à Zanarkand et de vaincre Sin... Mais malheureusement.... Je ne veux plus mourir. Je ne veux pas finir comme Marnie... Je ne veux pas que vous ayez à voir ma dépouille avec ce même regard vide...

Les mots se retrouvèrent comme étranglés à l'intérieur de sa gorge. Le nœud du problème était là. Depuis le début de son voyage, ses motivations avaient changé. La promesse de sa mort future également. Ryme n'était plus capable de donner sa vie comme elle l'aurait fait auparavant. Son cœur se serra tandis que des larmes commençaient à dégringoler le long de ses joues.

— Vous étiez apprenti Invokeur, n'est-ce pas ? Comment trouviez vous la force de continuer ? Que disait votre Gardien dans ces moments-là ? demanda-t-elle en essuyant ses larmes.

— Vous allez probablement me trouver incroyablement puérile et égoïste... Mais j'ai l'impression d'être prise au piège de mon destin sans pouvoir choisir une solution qui me conviendrait. Continuer le voyage et mourir. Continuer le voyage et faillir... Et maintenant que Cillian va devenir un Invokeur... Je comprends mieux la douleur qu'il éprouvait lorsque je parlais de mon voyage. Car je sais que lui, il n'hésitera pas une seconde à aller jusqu'au bout.

Elle poussa un soupir.

— Je suis fatiguée, Gordias. Comment puis-je incarné l'espoir, convaincre les Priants de me rejoindre lorsque moi-même, je ne crois plus en rien ?

Gordias avait bien des qualités, malheureusement pour Ryme, réconforter les gens ne faisait pas partit du lot. Cependant, elle pouvait voir qu'il faisait de son mieux et elle le remerciait pour ça. Sa main sur la sienne était à peine chaude, mais elle avait le mérite d'être présente. Il lui expliqua qu'il n'avait jamais réussit à obtenir une chimère et que son voyage avait connu une brusque fin avant qu'il ne puisse aller à la rencontre d'un autre priant. Aussitôt, l'Invokeure regretta sa question. Peut-être aurait-elle dû tenir sa langue. Causer du tort à Gordias n'était pas réellement une chose qu'elle souhaitait.
La conversation s'enchaîna ensuite sur le sujet de Cillian. Avec un certain grain de raison, il exprima un doute raisonnable vis-à-vis du futur du jeune homme en tant qu'Invokeur. Ryme n'arrivait pas à le voir sous le même jour que son Gardien. Pour elle, la couche de ténèbres qui s'était invitée chez lui pouvait s'envoler s'il apprenait à contrôler la créature qui vivait en lui. La chimère inconnue était probablement la source d'une grande partie des tourments qu'il avait en lui. En domptant la bête, il calmerait les vagues sombres qui affluaient. Et une fois ceci fait, s'il arrivait à montrer patte blanche aux Priants... car au final, ces étranges personnages n'attendaient pas forcément que les gens soient prêt à combattre Sin. Non, déjà à Besaid, Ryme doutait... Et pourtant, Valefor l'avait rejoint. Devait-elle le dire ?

Gordias continua son laïus rassurant, affirmant que Ryme n'avait pas besoin de se forcer à être joyeuse si le cœur ne lui en disait pas. Et une autre tirade lui donna un air presque héroïque. Cette dernière tira un petit rire à l'Invokeure. Ses larmes s'étaient déjà taries.

— Cela sonne vraiment héroïque dit comme ça, déclara-t-elle après avoir poussé un petit reniflement.
— Et je suis sûre que les portes de la Via sont plus agréables que vous.

Une petite taquinerie sans conséquence, accompagnée d'un sourire. Un geste banal pour lui faire comprendre qu'elle se sentait mieux après tout ça. Ryme n'était pas encore dans une forme olympique, mais son cœur était un peu plus léger. Elle cligna des yeux et pendant quelques secondes, ses pensées allèrent vers Besaid et Cillian. Elle espérait que lui aussi trouvât le moyen de vivre cette séparation d'une manière confortable. Après tout, il l'avait dit lui-même, il y avait de ça quelques temps : même s'ils n'étaient pas ensemble physiquement, ils étaient toujours l'un avec l'autre en pensées.

— Quant aux priants... commença Ryme à nouveau à voix basse, ne vous inquiétez pas. Je... Doutais déjà en allant recueillir Valefor et pourtant, elle m'a acceptée.

Elle marqua une pause, le temps que cette information fasse son chemin et que le silence de la jungle la dévore.

— Je pense qu'ils ne recherchent pas uniquement des gens prêts à mourir pour Spira. Je pense qu'ils cherchent des gens capables de faire changer ce monde. Peut-être que même à l'intérieur des pierres... Ils savent qu'il existe une souillure presque pire que Sin sur cette terre.

Les priants étaient des êtres entourés de mystères. Pas réellement vivants, pas réellement morts... Liés à jamais par la magie à attendre la visite de gens prêt à mélanger leur essence à la leur afin de créer des chimères. Un savoir faire aussi ancien que le monde, probablement. Que pouvait éprouvé lady Yunalesca dans ces moments là ? Ryme aurait donné beaucoup de choses pour pouvoir bénéficier des conseils de cette sainte. Ou de n'importe quel autre Invokeur...

— Votre Gardien, si cela est possible j'aimerais le rencontrer. Je serais curieuse de voir quelqu'un qui a connu la version jeune et intrépide de mon propre protecteur. Après tout, il est impossible que vous soyez né avec autant de sérieux dans le crâne !

Un sourire passa sur le visage de Ryme.

— Je me demande si pendant ce périple, je croiserais mes parents. Je n'ai jamais eu le courage d'aller dans l'Aude-là à Guadosalam pour savoir s'ils étaient encore de ce monde ou s'ils avaient péri.

Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas songé à ces gens-là. Elle avait oublié leurs visages, le son de leurs voix. Elle ne se rappelait que d'une chose : elle avait les cheveux de sa mère et les yeux de son père. Une information qui lui collait à la peau et à la mémoire car on lui avait souvent rabâché.

— Je me suis toujours dit que s'ils étaient en vie, le fait que je sois une Voix aurait dû les faire sortir de l'ombre. Enfin, je suppose que c'est ce que n'importe quel parent couard ferait... Beaucoup de joueurs de Blitzball que je connais ont vécu ça. Du jour au lendemain, leurs parents revenaient parce qu'ils étaient enfin titulaires d'une grande équipe.

Ryme poussa un soupir.

— Vous n'avez jamais eu d'enfants, Gordias ? Je ne connais presque rien de vous...

Le vieux Gardien avait verrouillé toutes les informations à son sujet et il n'était guère bavard. Il ne s'intéressait à elle que pour le bien de leur mission, mais tout de même. Ryme le considérait comme un ami. Mais lui ? Comment la voyait-elle ? Comme un boulet à traîner ? La clef de sa future liberté ? Le moyen d'obtenir une promotion si elle tuait Sin ?

— Même si j'apprécie Garan, je crains qu'il ne réalise pas vraiment l'ampleur de la tache à venir. J'aimerais tellement que nous devenions... Proches, vous et moi. Même si cette relation est circonstancielle, je crois que j'ai besoin de savoir que vous serez toujours là.

Sa voix se fendit un peu. Parmi toutes les tortures que l'on pouvait infliger à un être humain, celle que redoutait Ryme était la solitude. Elle ne savait que trop bien combien être seul pouvait abîmer le cœur et l'esprit. Et plus que tout, la jeune femme redoutait de mourir seule.

Au fil de la conversation, le visage de Gordias s'était progressivement fermé. Il faisait souvent ça lorsque ses pensées s'invitaient dans son esprit, alors Ryme ne prit pas ombrage de la chose. D'autres personnes auraient pris cela pour du désintérêt, pour un manque de respect. Mais l'Invokeure savait que son Gardien n'était pas ce genre d'homme. Tout du moins, elle l'espérait. Une brise souffla dans le jardin, animant les charmes et babioles qui pendaient ça et là dans l'alcôve. Discuter avec lui avait réussi à sortir un peu la jeune femme de sa torpeur presque grincheuse. Cependant, lorsque la conversation reprit son flot, l'ambiance retomba de plusieurs crans dans le négatif.
Ainsi, il avait perdu sa Gardienne. Ryme ignorait qu'il s'agissait d'une femme, jusqu'alors il avait toujours employé un possessif masculin pour évoquer cette personne. Elle était sans doute décédée juste avant que Gordias n'arrête son pèlerinage pour de bon et devenir un fonctionnaire de l'église comme il y'en avait tant d'autres. Les mains de l'ancienne Voix se joignirent, effectuant un geste typique des personnes qui présentaient leurs condoléances.

Il élabora sa pensée, décrivant que perdre son Gardien n'était pas une épreuve facile. La vie de ces gens était certes offerte et tous savaient que peu revenaient de Zanarkand si ce n'était aucun... Mais que cela n'empêchait pas la culpabilité d'être dévorante. Il souhaitait lui éviter cela, une attention toute délicate en soi. Ryme avait le sentiment que malgré ses airs froids et bourru, si jamais sa vie était en jeu, il n'hésiterait pas à se sacrifier pour elle. Tout comme Cillian n'hésiterait pas à tout donner pour la protéger à une certaine époque. Un maigre sourire se dessina sur les lèvres de Ryme. La culpabilité dont il parlait, elle la vivait presque tous les jours. Mais d'une autre manière. En voyant l'esprit brisé et morcelé de son compagnon, parfois elle songeait au fait que la mort aurait peut-être été une sentence bien plus douce pour lui. Il n'avait de cesse de dire que cela en valait la peine, Ryme n'en était pas certaine.

La conversation s'articula ensuite sur la question de sa paternité : il n'avait jamais eu d'enfants et la femme qu'il aimait avait péri. Le cœur de Ryme se serra un peu. L'image de Cillian se superposa à celle de Gordias. Un vieux loup solitaire, bougon, voilà ce qu'il deviendrait si jamais elle venait à trouver la mort. Ce n'était pas le pire des destins, mais ce n'était assurément pas celui qu'elle voulait qu'il ait en premier. Jienne pourrait offrir à Cillian des nièces et neveux qui pourraient lui redonner le sourire, un rayon de soleil qui ne semblait jamais percer les nuages que le vieux Gardien transportait avec lui.
Il parla ensuite du fait qu'ils avaient un point commun : des cicatrices. Des marques sur son dos, laissé par les Al Bheds. Le cœur de Ryme manqua un battement en repensant aux gens qui l'avaient tant aidée lorsqu'elle avait été enlevée, il y avait des années de ça. Elle se refusait à croire que des gens capables d'autant de gentillesse aient pu commettre de telles atrocités. Cependant, elle ne répondit rien ; la colère et la haine du peuple nomade devaient probablement être ancrées en Gordias.

La conversation se termina sur une petite analyse de Garan : il fallait qu'elle lui fasse confiance, non pas parce qu'il était capable de la protéger ou qu'il était fiable. Non, parce que l'adversaire qu'il venait de se faire était un monstre qu'ils avaient tous en horreur. Ryme poussa un soupir en ce demandant si les liens qui se formaient lors d'un pèlerinage contre Sin étaient les mêmes. Gordias lui posa ensuite une question qui ne trouva qu'un silence pensif en guise de réponse.
La jeune femme choisit de ne pas rouvrir le sujet de la gardienne perdue de son propre protecteur : s'il était passé à autre chose, il ne voulait sans doute pas entendre des palabres à ce sujet. Ainsi, elle se contenta d'avancer sa main vers la sienne et de la serrer délicatement. Un geste qui en disait bien plus que des milliers de mots.

— Si votre instinct et vos connaissances des arcanes politiques de l'église sont à la faveur de Garan, je tâcherai de faire de mon mieux pour lui accorder ma confiance. Et plus que ce nid de vipères qu'est Bevelle, je ne crains qu'une autre personne bien plus dangereuse encore ne soit déjà après lui. Après nous.

Elle parlait bien évidemment de Cillian. Ryme n'était pas dupe quant aux efforts qu'il faudrait qu'elle accomplisse pour regagner la confiance de son fiancé. Mais son frère devrait faire bien plus que cela pour s'amender. Enfin, tout dépendant du contenu de la fameuse lettre qu'il avait laissé derrière lui. Mais si des retrouvailles avaient lieu, elle était presque certaine qu'en guise de salutation, Garan recevrait un coup-de-poing magistral.

— Quant à votre dos, n'hésitez pas à me dire quand vous avez trop mal. Je devrais pouvoir faire quelque chose avec la magie blanche pour vous soulager. Je sais ce que c'est que d'avoir mal en permanence.

Instinctivement Ryme glissa sa main libre vers sa cuisse et commença à la masser doucement. L'absence du muscle outre le fait de lui avoir laissé une plaie particulièrement vilaine, lui faisait mal. Le pire jour, même les potions les plus fortes ne pouvaient lui venir en aide. Et aucun mage blanc ne pouvait véritablement se guérir lui-même.

— Quant à notre identité...

Elle poussa un soupir tout en réfléchissant.

— Je suppose que l'annonce de la mort de Marnie ne parviendra pas aux oreilles de Vilhatt avant quelques jours, le temps que la missive lui parvienne. Je ne doute pas du fait que ce serpent ait des espions partout. Mais fort heureusement pour nous les temples de la région respectent scrupuleusement les interdictions vis-à-vis des machines...

Gordias comprendrait parfaitement ce que Ryme sous-entendait. À Bevelle, le temple et Yevon fermaient gracieusement les yeux sur l'utilisation d'outils pourtant prohibés par les textes.

— Demain, peut-être. Le visage de Garan étant trop familier ici, je suppose que nous n'avons pas d'autre choix que d'avancer rapidement. Sur le continent, nous ne pourrons guère nous cacher des yeux de Vilhatt, mais cette fois-ci, à cause de moi.

Ryme poussa un soupir. Si dans les îles, des cheveux beaucoup plus courts pouvaient faire allusion... Sur le continent, elle ne pourrait pas faire un pas sans être reconnue. Dés qu'elle poserait les pieds à Luca, Vilhatt le saurait. Et la vraie course contre la montre commencerait.

— J'espère seulement que nous parviendrons au terme de notre chemin sans embûche. Pensez-vous qu'il sera facile de rencontrer le maître de Cillian ? Pouvez-vous m'en dire plus sur cet ami en commun qui semble être l'instigateur de tout ceci ?