Durant tout l’échange, Ryme resta silencieuse. Raser Bevelle de la carte… Une idée aussi belle qu’effrayante. Par certains aspect, cela était même bien trop séduisant. Car, au fond, même si elle y avait trouvé une étincelle de bonheur, la capitale n’avait été qu’une vaste source de souffrance depuis la fin de son enfance. Elle serra les dents. Pourtant, elle n’était pas prompte à la haine mais quelque part, la meurtrissure était encore là, bien réelle. Avec un peu plus de soin, elle enroula son châle autour de ses épaules alors qu’un souffle glacé quittait ses lèvres. Que penserait-ils tous si elle verbalisait ce qui gisait dans son coeur ? Qu’au fond, tout ce qu’elle voulait était de danser sur les cendres d’une ville tout aussi brisé qu’elle ? Seraient-ils compréhensifs ? Amusés ? Complices ? Ou au contraire, jugeraient-ils ? S'éloigneraient-ils ?

— Aller à Zanarkand n’assure pas d’avoir l’Ultime-Chimère, murmura doucement Ryme.

Elle attendit d’avoir au moins l’attention d’une ou deux personnes avant de continuer. Au travers des flammes son regard bleu paraissait presque s’embraser. Triste augure ou reflet de son coeur ? Personne, même pas elle, ne pouvait le dire.

— On raconte que si l’Invokeur.e n’est pas assez puissant.e pour la recevoir, on obtient tout de même un pouvoir immense. Si et seulement si, l’on ne meurt pas lors de la fusion avec le Priant bien entendu. La légende veut que ce soit en récompense de tout le chemin parcouru. Cependant cette force n’est pas létal pour Sin ni pour l’Invokeur.e. C’est pour ça que beaucoup de gens ne sont pas en mesure d’aller jusqu’au bout, si l’on oublie la vaste majorité d’abandon.

— C’est vrai, enfin… J’ai entendu des rumeurs allant dans ce sens également, confirma Garan.

— Peut-être que nous sommes dans un ancien temple dédié à une chimère née d’un voyage qui n’a pas été fructueux ? Après tout, il n’y a ni chant, ni rien… Juste le vide.

— Excusez-moi, j’y connais pas grand-chose dans tout ça mais, s’il y a un temple, il y a un Priant, non ? C’est… Obligatoire. Où plutôt, là où il y a priant, vous avez bâtis des temples. En vous moquant bien de ce qui pouvait se trouver là, du reste, avança Nikkey.

Un silence retomba dans la pièce. Ryme baissa le nez, malgré son visage ainsi que son air serein, le désarroi n’était pas loin. Une boule d’angoisse grossissait à vue d’oeil au creux de son ventre. L’envie de se montrer égoïste et de fuir lui traversa l’esprit mais aussitôt, une nappe de bile chaude remonta le long de son estomac. Elle n’en avait pas le droit. Ses doigts se serrèrent autour du tissu de sa jupe.

— Dans tous les cas, il me faut récupérer Shiva ainsi que Bahamut pour pouvoir continuer le voyage, sans quoi, les gardiens de la montagne ne nous laisserons pas passer, soupira la mage. Nikkey, avez-vous le moyen de contacter ce fameux… Arbert ?

— …

— Vous n’êtes pas obligée de répondre, sachez juste que si vous êtes en possibilité de le faire. Que si l’un de vous est en possibilité de le faire…

Elle suspendit sa phrase pour regarder tour à tour Garan, Gordias mais également Cillian, n’oubliant pas que chacun d’eux avait été en contact avec lui. L’ancien prêtre de Besaid avait été informé de la situation de son cadet par lui mais avait également reçu son soutien pour être ordonné à son rang ; Gordias le connaissait et sur son ordre était devenu le Gardien de Ryme et Cillian… Cillian avait accepté son offre et, peut-être ne s’en rappelait-il pas mais, il avait sûrement reçu son aide dans l’impitoyable Via à l’instar de Nikkey.

— Peut-être devrions-nous lui faire parvenir le message que nous voudrions entrer dans Bevelle en toute discrétion, déclara-t-elle avant de lancer un regard acéré à l’Al’Bhed. Sans passer par la Via.

Personne ne répondit ; les implications étaient sans doute trop grandes, trop importantes ou risquées pour dévoiler quoi que ce soit. Malgré son air fier, une fêlure subtile animait le visage de Ryme : la fatigue de n’être qu’un pion.

— Dans tous les cas, la nuit porte conseil, finit par dire Garan. Nous devrions nous reposer. Nous sommes tous et toutes fatigué.es de cette journée. Demain matin, nous dresserons des objectifs clairs à suivre et nous nous y tiendrons, pour une fois, si Yevon le veut.

Ryme se leva alors avant d’épousseter un peu sa robe. Elle attrapa sa canne et s’éloigna du feu. Garan se racla la gorge tandis qu’il installait de quoi faire des banquettes de fortune. La jeune femme lui décocha un regard mauvais mais cela ne l’impressionna guère.

— J’ai besoin d’être un peu seule, argumenta-t-elle fermement.

— Du moment que ton besoin de solitude ne s’étend pas à la nuit entière, ça me va. Il faut qu’on reste tous ensemble, gronda le prêtre.

Elle claqua la porte derrière elle, un geste bien plus éloquent que tous les mots qui filaient dans son esprit. A l’extérieur, l’air était frais. La brise nocturne venait des montagnes sacrées. Dans le ciel, une infinité d’étoiles pour la plupart dévorées par les lumières de Bevelle non loin. Si l’on fermait les yeux et que l’on tendait l’oreille, on pouvait percevoir les échos d’un concert ou d’un spectacle.

Sans qu’elle ne puisse rien y faire, Ryme avait le coeur lourd de regrets. Comme toujours, elle refaisait l’histoire en analysant toutes les possibilités manquées. Ses réflexions partaient toujours du point précis et délicat qui avait déclenché son voyage : le mensonge auquel elle avait cru. Lorsqu’elle y pensait, c’était idiot. Enfin, pas vraiment. Pouvait-on la blâmer d’avoir cru aux mots des prêtes ? Ceux qui lui disaient tous les jours que Cillian ne reviendrait jamais pour elle. Elle se rappelait avoir haï de ton son coeur une compagne qui n’existait pas. Ou peut-être était-ce une demi-vérité ? Après tout, Marnie semblait déterminée à conquérir le guerrier. Dans la Via, peut-être que des souvenirs au sujet de cette amoureuse factice qui l’attendait sur son île natale avait tenté de s’accrocher à lui, en vain. Ce qui expliquerait la colère de l’îlienne lorsqu’elle avait vu arriver son amant promis avec, à son bras, une autre femme.
Que se serait-il passé, si, au contraire, elle avait attendu sagement ? Si, elle avait continué de chanter avec un sourire sur le visage alors que son coeur était en miette ? Serait-il venu ? Probablement pas, car, lorsqu’ils s’étaient enfin revus, Cillian semblait croire qu’elle avait épousé Vilhatt. C’était bien là, la preuve qu’il ne lui restait plus le moindre souvenir d’avant. Sinon, il saurait qu’elle n’aurait jamais accepté sinon pour lui sauver la vie à l’intérieur de cet enfer. Peut-être aurait-elle dû ne pas s’échapper. Peut-être aurait-elle dû se contenter de rester dans le système. Cillian n’aurait jamais connu la Via, il s’en serait retourné à Besaid et aurait passé une vie tranquille auprès des siens. Si l’Histoire devait être refaite, c’était à partir de ce point. Si elle ne lui avait jamais accordé la moindre attention, si elle n’était pas tombée amoureuse…

Soudain, le contact à la fois doux et rêche de la couverture frôla ses épaules. Ryme retint un mouvement de recul puis elle réalisa qu’il s’agissait de Cillian qui lui apportait l’étole. Elle sourit fugacement avant de retourner à la contemplation du ciel. Elle l’écouta avec attention et quelque part, le fait qu’il lui fasse entièrement confiance sous le couvert de sa pseudo-intelligence lui tira l’amorce d’un ricanement ironique : s’ils se retrouvaient tous dans cette situation des plus inconfortables, c’était bien de sa faute.

— Reste un peu, s’il te plaît, demanda-t-elle alors qu’il proposait de la laisser seule.

Suite à cela, elle vint se nicher contre lui, glissant sa tête sous son menton. Après une grande inspiration, elle se sentit chez elle, en sécurité. Et ce, malgré l’odeur de la magie d’Hadès qui flottait toujours sur lui. En dépit du combat, elle trouvait encore le parfum du sable de Besaid et du sel sur sa peau. Cillian lui parut alors être une montagne qui jamais ne changerait. Trop déterminé et enraciné dans ses principes pour reculer face à l’adversité. Peut-être était-ce cela, qui, au final avait emporté son coeur. Au milieu de toute la fange et de la pourriture, il était la seule âme droite, intègre qu’elle eût jamais connue.

— C’est Bevelle que tu entends, oui. Tous les soirs, dans le grand amphithéâtre, il y a au moins un concert ou un spectacle pour divertir la population. Luca a les même prestation, d’ailleurs, commença-t-elle à voix basse. Lorsque j’étais plus jeune… enfin, ce n’était pas il y a si longtemps que ça mais j’ai le sentiment que cela fait des siècles maintenant, je ne rêvais que d’une chose, pouvoir me tenir au centre de cette scène et que d’un coup de projecteur, tous puissent me voir, m’entendre.

Elle poussa un soupir, lourd d’amertume.

— Aujourd’hui, je sais que c’était bien futile. Et que je n’aurai jamais dû échanger des choses précieuses pour l’amour des foules, conclut-elle avec le verbe propre des gens qui regrettent. J’ai perdu ma jambe dans un endroit proche de Bevelle aussi. À Macalania. « C’est si beau » c’est tout ce que je parvenais à me dire lorsque je n’arrivais pas à bouger, tétanisée.

Un silence retomba. Ryme baissa le nez et observa les ruines. Sa gorge se serra.

— J’ai un autre plan. Je n’ai pas osé le dire devant Garan et Gordias, parce que… Je ne sais pas, en réalité, s’amusa-t-elle presque.

— Je pourrais retourner à Bevelle, seule. Faire croire que je regrette, que vous êtes morts et que je renonce à mon voyage. Il ne faudrait que très peu de temps avant que Vilhatt et les autres pontes ne viennent pour solliciter un moment avec moi. Je pourrais prétendre être qu’accablée par le chagrin et que je ne désire plus qu’une chose : réintégrer les Voix, stopper mon pèlerinage.

Un frisson de dégoût dévala son échine ; si elle revenait, sa place se payerait à prix fort. À coup de reins ou de langue et de promesses, très probablement. Elle leva les yeux vers Cillian. Il semblait comprendre ce que cela impliquait également.

— Avant, je n’avais pas la force de le tuer. Mais maintenant… Je pourrais. Je le ferais. Au moment où il me penserait de nouveau docile, acquise, dans son lit. Il sourirait entre deux halètements, je poserais ma main sur son torse. Il prendrait cela pour une invitation à m’embrasser ou à aller plus doucement. Un sort en plein coeur. C’est tout ce qu’il faudrait pour qu’il soit mort.

Dans la paume de Ryme se forma un épieu de lumière. Les mêmes qui avaient massacré Marnie. La pointe semblait palpiter.

— Je pourrais faire ça pour chacun d’eux avant de m’enfuir. Si l’on m’attrape… Je marcherais dans la Via. On ne m’exécutera probablement pas, le public ne le supporterait pas.

Elle marqua une pause.

— Je te demande de considérer cette idée avec le plus grand des sérieux. Nous faisons toujours les mêmes erreurs car, nous voulons ce qu’il y a de mieux pour l’un l’autre. N’as-tu pas des rêves, des envies ? As-tu envie de mourir ? Pas moi. Il y a beaucoup de choses que je veux encore faire, découvrir et voir.

« Bien sûr, qu’il refuse » songea Ryme avec amertume. Oh, elle ne lui en voulait pas car, il était presque certain que s’il venait pour lui proposer la même idée, elle lui aurait probablement dit la même chose. Si pour devenir une Voix, elle avait été prête à de grands sacrifices ; pour libérer ses adelphes, Ryme était décidé à devenir un monstre s’il le fallait. Peut-être était-ce cela, la différence fondamentale entre eux. Cillian avait une ligne à ne pas franchir, un seuil de violence qu’il ne pouvait pas accepter. L’invokeure, elle, était prête à tout et tant pis si cela la blessait. Marnie était la première à avoir péri par sa main ; certains soirs elle se rappelait encore de son visage déformé par l’horreur de la douleur. Cependant, au fond, elle ne regrettait pas son geste. Tout du moins, elle ne le regrettait plus. Elle leva les yeux et verrouilla son regard à celui de Cillian. Lorsqu’il la regardait, qui voyait-il ? Elle ou l’image qu’il se faisait d’elle ?

— Tu as raison, avant que je ne puisse approcher de nouveau Vilhatt et les autres pontes, il me faudrait des semaines. A moins que… Peut-être que l’on peut réellement combiner toutes les idées qui ont fusées ce soir, elle marqua une pause en s’éloignant un peu.

En boitillant car elle n’avait pas sa canne, Ryme commença à faire les cents pas. Ses dents plantées dans ses lèvres indiquaient que son esprit concoctait un plan. Finalement, elle s’arrêta et fixa son partenaire. Les miens liées contre son ventre, elle se redressa un peu pour gagner en assurance. Il comprendrait alors qu’il serait pour le moins difficile de lui faire changer d’avis.

— Nous demanderons à Nikkey si elle peut nous fournir des uniformes de moines guerriers pour toi et Garan, en échange de quoi, nous la libérerons. Gordias pourra rester lui-même : il est une figure dans l’église, même s’il a été puni et chargé de ma protection, les gens le connaissent, commença-t-elle. Vous partirez en avance pour prendre votre service au temple. Je pense qu’avec le casque, personne ne pourra vous reconnaître. Pas même les prêtres. Ils ne font pas vraiment attention à qui assure la sécurité. Ce ne sont pas les mêmes hommes de foi que l’on trouve en province.

Les ecclésiastiques de Bevelle n’était pas aussi corrompu et vicié que les hautes sphères de Yevon. Cependant, ils tiraient une certaine fierté à ne pas officier dans un petit temple. L’orgueil les poussaient à la faute. A la négligence.

— En compagnie de Gordias, puisqu’il est officiellement mon unique Gardien, je me rendrais au temple. Nous passerons par la grande porte, tous les habitants pourront assister à mon retour. Impossible de nié que Ryme, la Voix Rouge est de nouveau à Bevelle, chez elle. Une fois dans le prieuré, je demanderais audience au haut-prêtre et déclarerait officiellement l’abandon de mon voyage.

Bien qu’elle eût peur de la finalité de ce dernier, son pèlerinage était une prouesse, une expérience, de laquelle, Ryme tirait beaucoup de fierté. Les gens commençaient à peine à comprendre qu’elle ne chanterait probablement plus jamais. En voyageant, elle était devenue plus qu’une voix.

— La nouvelle fera certainement grand bruit. On me conduira, en compagnie de Gordias, à l’administration pour que cela soit consigné. Et officiellement, je ne serais plus Invokeure. Je présume que l’on me donnera une cellule dans le temple. Ensuite… Ça ne sera qu’une question de jours pour que je puisse m’entretenir avec Vilhatt pour revenir au sein des Voix. Si vous vous débrouillez pour être mon escorte, avec Garan et que Gordias insiste pour être mon témoin de moralité, nous pourrions nous retrouver tous les quatre en face de lui.

Dans le bureau d’or et de nacre de Vilhatt, Ryme s’imaginait déjà lui faire face. Cillian à ses côtés. Ils n’auraient pas peur. Ils triompheraient. Et ensuite…

— Il ne nous manque plus qu’un plan pour nous évader.

Sa gorge se serra. En s’enfuyant après le meurtre du prêtre, il était certain que les forces de l’Expiation seraient déployées. Même avec la puissance de Bahamut, Ryme ne pourrait les défaire. Et, si elle devait être tout à fait franche, Cillian ne serait pas en mesure de leur tenir tête, même avec Hadès, sa maîtrise de la chimère étant encore trop fragile – tout du moins, de son point de vue.
C’est alors que la jeune femme eût une idée, sans doute affreuse et risquée mais qui valait, à ses yeux, d’être proposée.

— Nous pourrions demander à Nikkey de nous aider pour cela. De contacter ce prêtre infâme. Même si je le hais de tout mon coeur, il pourrait nous extraire de là. Nous absoudre. Que sais-je. En échange du pouvoir, certains sont prêts à bien des folies.

Ryme plongea son regard dans celui de Cillian. Elle espérait que cette insinuation soit assez forte pour le convaincre.

— J’ai bon espoir que nous puissions vaincre de cette façon. Nous ne pourrons peut-être pas vivre à Besaid, nous devrons sans doute nous cacher pour le restant de nos joues. Mais je pense que c’est peut-être notre meilleure solution, murmura-t-elle doucement.

Elle approcha à pas maladroit avant d’attraper les mains de Cillian dans les siennes.

— Pardonne mon égoïsme. Je crains que mon désir de revanche soit plus fort que tout le reste. Je peux juste te promettre une chose : cette fois-ci, personne ne pourra m’ordonner de laisser une partie de mon coeur aller dans la Via.

La main contre sa joue était à la fois brûlante et glacée. Quelque part, Ryme ressent que son plan ne le convaincra pas tout à fait. Comme toujours, Cillian semblait prêt à mourir. Mais, elle… Elle n’en était pas si sûre. Peut-être était-ce parce qu’il avait vécu en liberté et insouciance sur Besaid ; peut-être parce que la Justice avait plus de valeur que sa flamme vitale ; peut-être parce qu’il avait raison. Cependant, L’invokeure ne pouvait s’y résoudre. Elle avait faim de vivre, faim de nouveaux horizons. Durant tout ce temps hors de Bevelle, elle n’avait gagné qu’un an et s’il n’était pas rare que les habitants de Spira décèdent jeunes, Ryme n’avait pas envie de partir alors qu’elle n’avait même pas vingt-cinq ans.
Alors, elle éluda cette question volontairement. Lui dire dans les yeux que, que non, elle ne voulait pas mourir lui était bien trop douloureux. Elle pouvait supporter beaucoup de choses dans l’existence, y compris les mains de Vilhatt de nouveau sur son corps mais voir la déception dans le regard de Cillian… Elle ne pourrait pas y survivre.

— S’il s’agit de sa parole contre ma parole, malheureusement, beaucoup penseront que je suis en tort. Que nous sommes en tort. Les autres membres du clergé savent bien ce qui se trame : au mieux, ils détournent le regard ; au pire, ils sont également au coeur du problème, répondit-elle la mine basse.

Elle se souvenait d’avoir été « offerte en cadeau » à quelqu’un, alors qu’elle n’était encore « personne », pas encore adorée du public  ; elle avait la saveur de la honte dans la bouche lorsqu’elle se remémorait les échos des conversations que Vilhatt pouvait avoir à ce sujet, à parler d’elle et des autres comme l’on discute de bétail.

— Mais le peuple ignore tout ce qui se trame réellement. Les Voix qui parlent sont rapidement arrêtées et convaincues de ne pas ébruiter le problème. Les complices externes…

Triste ironie : il en avait fait les frais à l’hôpital. Mauvaise nourriture, soin minimum, inconfort… Tout cela, tous ces mauvais traitements, il les avait vécu. C’était bien cette raison qui l’avait projeté dans la Via, la tête la première. Si seulement il pouvait se souvenir, songea Ryme en attrapa sa robe dans ses mains. Ses doigts s’enroulèrent autour du tissu jusqu’à ce que les jointures deviennent blanches, douloureuses. L’injustice qu’il avait vécu la révoltait toujours ; celle qu’elle vivait de n’avoir qu’une partie de l’homme qu’elle aimait lui vrillait l’estomac mais il ne fallait pas que l’Invokeure le montre. Il fallait qu’elle reste forte et fière.

— Cependant, si nous arrivons à filmer des aveux, les diffuser sera possible. Nous ne pourrons pas être accusés de mentir.

Elle sortit une vidéosphère de son sac. La bulle d’enregistrement était toujours vierge. Le bleu de l’eau de Macalania dansait sous la bulle de verre.

— Je l’avais acheté au cas où on ne se retrouverait pas, je voulais y laisser… Ca n’a pas d’importance, déclara-t-elle en regardant l’intérieur de l’objet. Cependant, si l’on fait ça, il faudra que tu te gardes d’intervenir rapidement. Même si je cris, même si je pleure. Il faudra capturer toute l’essence de Vilhatt. Que les gens comprennent qu’il ne me voit pas comme une personne mais comme un… Comme… Je ne sais pas comment il me voit, en réalité, soupira Ryme.

Un trophée de chasse, peut-être ? Une récompense, serait peut-être plus juste. Après tout, il était la personne qui élevait les Voix. De son point de vue malade, il devait mériter d’être remercié. Cette idée lui faisait mal mais ce qui lui était encore plus désagréable était le fait de savoir, au plus profond de sa chair, que pendant longtemps, elle avait pensé de la même manière. Le prête l’avait aidé, elle, l’orpheline. Il lui avait donné un toit, des habits, un foyer et une raison de continuer dans la vie. Maintenant, elle n’avait plus que du dégoût pour lui. Mais la peur restait encore vivace.
Ryme s’éloigna de quelques pas en resserrant ses bras autour d’elle comme une armure pour que personne ne puisse distinguer son corps.

— Si on peut capturer l’essence de qui il est réellement, la foule n’aura pas d’autres choix que de nous croire. Les autres Voix parleront peut-être. Mais, pour ça, il faut bien qu’il y ait une personne pour s’exposer en premier.

Ses dents se plantèrent dans sa lèvre pour tenter de retenir les larmes qui lui montaient aux yeux. Devant tout Spira, il faudrait qu’elle se dévoile, qu’elle montrât sa blessure la plus secrète.

— J’ai bon espoir que ça fonctionne, murmura-t-elle d’une voix enrouée. Mais… Je serais tout de même plus rassurée si nous avions l’assurance d’avoir un allié dans les murs, même s’il s’avère être la créature la plus viciée de cette terre.

Ses mots se brisèrent sous le joug de l’émotion. Elle inspira profondément avant de souffler. Puis, sous l’impulsion de son diaphragme, elle se mit à chanter. Une pièce unique, que personne n’avait encore entendue. Lente, triste et pleine d’amertume mais également porteuse d’espoir. La mélodie racontait son soulagement ultime ; qu’aucune dette ne pesait sur ses épaules et qu’à l’image du poids des misères du monde, tout s’envolait enfin. Puis, les notes évoquaient une délivrance, la liberté totale de faire les choses qui lui plaisait. Dans un refrain plus énergie, Ryme disait bon débarras à tout ceux qui lui avait un jour fait du mal.
Les derniers vers se fracassèrent dans sa gorge alors qu’elle pleurait, à la fois lourde et soulagée des évènements à venir.

Comment lui dire qu’hélas, les Voix n’était qu’un vaste nid de vipères ? Pour l’amour du peuple, pour la gloire et le confort, la plupart des membres de la troupe étaient capables de bien des atrocités. Ryme ne le savait que trop bien, car, elle avait été une de ces personnes cruelles. Jouer des coudes pour se hisser au sommet n’était pas une chose aisée et dans cette brutale réalité, les alliés n’étaient que peu nombreux. La plupart des anciennes Voix se muraient dans le silence, enfin libre de vivre comme bon il leur semblait. Pourquoi raviver les blessures ? Et puis, il ne semblait pas à Ryme que Vilhatt eût nourri une obsession aussi forte qu’envers elle.

— Je crois que c’est à moi d’être le premier domino et ouvrir la voie, murmura-t-elle distraitement après les propositions qu’il avait formulées. Les Voix les plus anciennes ne veulent sans doute pas se rappeler ou attiser des choses : leurs vies se sont construites loin de Bevelle. Et puis, peut-être ne le réalises-tu pas, car, l’organisation n’a que très peu d’importance dans les îles, mais une fois les portes da la capitale franchie… Je redeviendrais « La Voix Rouge » ; je ne serais plus Ryme. Peut-être penseras-tu qu’il s’agit -là de mon ego, mais aucune autre personne parmi la troupe ne peut se targuer d’avoir ma popularité. Personne ne m’a encore remplacée. Ils espèrent tous me voir revenir, renoncer à mon voyage.

Et c’était vrai. À Lucca, où bien ailleurs, les concerts se vendaient toujours avec des affiches sur lesquelles le visage de l’Invokeure apparaissait. Beaucoup l’avait reconnue durant son périple. Trop, sans doute. Elle était l’enfant chérie du peuple et de Bevelle. Sa parole pourrait tout changer si Vilhatt n’était pas adoré par les masses. Aux yeux des habitants lambda, il était celui qui permettait aux spectacles d’avoir lieu ; il était celui qui pensait les pièces qui se donnaient. La plupart des Voix le voyaient également ainsi : l’Alpha et l’Omega de l’organisation, inspiré par Yevon lui-même. Mais comment lui faire comprendre ? Pouvait-il seulement imaginer l’influence tentaculaire que le haut diacre possédait ?

— Quant à ton idée de les faire s’affronter… je ne sais pas. C’est une chose de venir devant le peuple avec des preuves et d’ensuite faire campagne pour reprendre la mainmise sur une branche de l’église. Attaqué un responsable du culte en est une autre. J’ai peur que cela ne joue pas en notre faveur.

Elle poussa un soupir et profita de l’étreinte qu’il lui offrait. Ryme ne rêvait, en cet instant, que d’une chose : une vie simple, sans fausseté ou tricherie. Une existence pleine se sincérité où, les gens se diraient ce qu’ils pensent sans le moindre filtre.

— Retournons à l’intérieur. J’imagine qu’ils ont assez attendu et je ne voudrais pas que le bavardage de ton frère n’assomme notre potentielle alliée, s’amusa-t-elle après avoir reniflé légèrement.

D’une pression, elle lui fit cependant comprendre son envie d’être encore un peu dans ses bras. Le visage cacher dans l’étreinte, elle formula ensuite quelques mots.

— Une fois que ça sera fait, que nous aurons établi un plan solide, lorsqu’ils seront tous endormis, j’aimerais que tu me retrouves dans la Chambre du Priant, commença-t-elle d’une façon presque autoritaire. J’aimerais que nous passions la nuit ensemble et que nous voyions l’aube se lever sans jamais avoir trouvé le repos.

Un subtil rougissement fleurit sur ses joues.

— Demain, et les jours d’après, je ne sais pas ce qui nous attend. Si jamais… Si jamais Vilhatt venait à… Je veux pouvoir m’accrocher au souvenir de ton corps contre le mien, que tu y laisses ton empreinte comme jamais auparavant.

Ryme releva le nez vers lui, les yeux déjà étincelants d’une fièvre enivrant qui n’existait que pour eux deux, dans le plus grand des secrets.

— Si tu n’as pas goût à ça, je comprendrais tout à fait cela dit, se ravisa-t-elle un peu en sentant qu’il y avait comme une forme d’obligation dans ses paroles. Juste s’endormir l’un contre l’autre est amplement suffisant. Et puis, nous ne serons pas sans nous voir, je suppose. J’espère que l’influence de Gordias sera telle que vous puissiez être souvent assignés à ma protection ou dans le secteur.

Malgré le fait qu’il aurait fallu qu’elle se dégageât des bras de Cillian, elle y resta. Renier ce cocon de chaleur et de sécurité était bien trop pénible pour elle. Une fois à Bevelle, ils ne pourraient que s’effleurer ou bien voler quelques courts instants. S’abandonner à une aussi longue et sincère étreinte serait impossible. Cette perspective lui déchirait déjà le cœur, mais, au fond, Ryme savait que le meilleur était à venir. Que demain, l’aube aurait une saveur de victoire, et ce, malgré les aléas qui se dresseraient devant eux.

Le monde était en feu ; le plus beau, le plus vif des brasiers. Dans ce baiser, il y avait le tranchant du désir, aiguisé comme la meilleure des lames. Ryme y plongea sans la moindre retenue, vibrant déjà par avance de la nuit à venir. Demain pourrait attendre. Demain pouvait mourir, même, que cela ne la dérangerait pas, car elle était avec lui. Ces mains rugueuses de guerrier, maintes fois blessé et toujours couturé, il n’y avait qu’elles pour la saisir ainsi, lui faire ressentir tant d’émotions d’une simple pression.
En guise de réponse à son invitation à retourner à l’intérieur du temple, elle sourit. La courbe délicate, presque innocente de ses lèvres, créait un étrange décalage avec l’étincelle qui couvait dans son regard. Au jeu de leur amour, fort heureusement, il n’y avait toujours que des gagnants.

Avec toute la confiance qui était la sienne, Ryme s’avança vers le feu de camp. Il y régnait un silence presque trop religieux à son goût. Les deux Gardiens ainsi que la prisonnière levèrent le nez en la voyant revenir. Le profil haut, à quelques cristaux de glace, son attitude aurait pu venir de Shiva elle-même. Sa canne claqua contre le sol tandis qu’elle se réinstallait.

— J’ai un plan, annonça-t-elle de but en blanc. Nous avons un plan.

Sa main glissa sur celle de Cillian qui était non loin. Garan ainsi que Gordias levèrent le nez, intéressés. Nikkey, quant à elle, haussa un sourire et plaqua sur son visage une expression des plus sarcastiques. Cela ne suffit pas pour déstabiliser Ryme qui se racla légèrement la gorge avant d’entamer la restitution de ce qu’ils avaient convenu dans leur bulle d’intimité.

— Demain, je me rendrais au temple de Shiva pour acquérir la chimère en compagnie de Gordias. Pendant ce temps, Garan et Cillian, avec l’aide de Nikkey vous déroberez des uniformes de moines guerriers et vous vous présenterez au temple de Bevelle pour être embauché, commença-t-elle d’un ton sec et sans appel. Nous vous rejoindrons à la capitale. J’annoncerais officiellement que je renonce à mon voyage. Naturellement, je serais reçue par les pontes du culte. Comme toute personne religieuse qui abandonne, je devrais reprendre mon poste au sein de Yevon. Je redeviendrais donc la Voix Rouge.

— Et Sin ? On abandonne vraiment tout ? questionna Garan.

— Chaque chose en son temps, Garan, chaque chose en son temps, commenta Ryme. Notre but premier est d’assurer la sécurité des artistes qui exercent encore à Bevelle. Il est presque certain qu’un jour ou l’autre, Vilhatt viendra me voir. En attendant, je pratiquerais mon art et si je le peux, j’irais requérir la puissance de Bahamut. Je ne donne pas à ce vieux libidineux plus d’un mois avant de vouloir reprendre les choses où elles se sont arrêtées. À ce moment-là, je le pousserai aux aveux ou à la faute. Je filmerais notre échange pour l’exposer à tout Bevelle. J’espère inspirer ainsi d’autres Voix à parler, pour que l’organisation tombe et que le clergé se voit purgé des personnes comme lui. C’est là que vous interviendrez. Avec l’influence de Gordias ou de notre fameux protecteur, j’espère que toi et Cillian soyez assignés à ma surveillance. S’il doit y avoir affrontement, je tiens à ce que vous soyez là.

— Et qu’est-ce qui se passera pour nous si nous le tuons ? continua l’ancien prêtre.

— La vidéosphère prouvera qu’il m’a agressée. Devant la cour de Justice de Yevon, j’espère bien que cela sera vu comme de la légitime défense. Le peuple m’aime encore plus que tout. Ils n’oseront jamais m’envoyer en prison, ni les héros qui m’ont défendue, sous peine de voir éclore une révolte populaire.

Un silence descendit sur la conversation. Tout le corps de Ryme se tendit, impatient de connaître l’opinion de ses compagnons.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-elle finalement.

— C’est risqué, un peu fou, mais ça pourrait marcher, commenta Garan. Qu’en pensez-vous, Gordias ? Et vous, Nikkey ?

— C’est pas tellement à moi qu’il faut poser la question, j’suis pas en mesure de discuter. Mais peut-être que si j’vous aide à faire tomber ce malade… Notre ami en commun pourra faire libérer mon frère. J’suis prête à prendre ce risque. Mais l’amoureux transi, là-bas, il est prêt à tout ça ?

L’Al-Bhed donna un coup de nez dans la direction de Cillian, le regard voilé par les nuages du doute.