S’il avait trouvé les premières heures éreintantes, Seiji avait désormais un avant-goût de l’apocalypse. Il avait l’impression que l’activité ne cessait de croître, et que toujours plus de clients s’engouffraient dans le restaurant. Il s’était d’abord demandé s’il aurait suffisamment de tables pour accueillir tous les clients, mais désormais, il se demandait même si certains clients ne ramenaient pas leurs propres tables. C’était une course sans fin, un marathon à toute vitesse contre un ennemi infatigable : la clientèle. Seiji avait toujours été hostile à l’égard du reste des autres. Maintenant, il se rappelait pourquoi. Il alternait entre les impatients, ceux qui désirait un supplément, et les derniers qui voulaient simplement discuter. Mais au-delà de supporter cette faune agressive, Seiji luttait surtout pour garder son sang-froid, et ne pas envoyer sur les roses ces éternels insatisfaits.

Les minutes défilaient, à la fois trop courte et trop longue. Il sentait de temps à autre des regards qui le suivaient, ce qui l’exaspérait au plus haut point. Puis, il répétait la même routine : accueil, table, commande, assiettes, accueil, table commande, assiettes. Puis, de temps à autre, il débarrassait une table qui se remplissait aussitôt. Il installa une nouvelle table, proposa des boissons, et se dirigea au bar à cocktail avec sa commande en main. « Il me faudrait… » il releva la tête, et se trouva nez-à-nez avec Akemi. Son visage exprima un bref élan de soulagement, puis de l’étonnement. « Je pensais que tu étais en cuisine. Ça va ? Tu tiens le coup ? » toutefois, une voix le coupa rapidement. « Eh, le bleu ! Tu feras la causette plus tard ! » Seiji soupira, contenant à peine son exaspération. Puis, il tendit sa commande à Akemi. « Tu pourrais me préparer ça ? Je repasse tout à l’heure. »


Il avait l’impression d’avoir travaillé durant une journée entière. Le service avait été particulièrement éprouvant, et il se sentait vidé de ses forces. Il restait bien quelques tables, mais le propriétaire des lieux avait finalement libéré les deux compères de leurs obligations. « Plus jamais. » il inspira profondément, et jeta un regard vers Akemi. De l’autre côté du bar, il n’avait pas eu l’occasion de voir sa tenue : une chemise blanche, et une jolie jupe évasée. Il devait bien admettre qu’elle était mignonne, et remis dans son contexte, cette pensée lui arracha une pointe de jalousie. Toutefois, l’épuisement balaya bien vit cette pensée. Le propriétaire, qui les avait fait attendre dans l’arrière salle, arriva enfin. « Eh, les jeunes ! Merci pour le coup de main. Ça a été un sacré service hein ? » il lâcha un rire franc, visiblement ravi de la tournure des événements. Seiji grogna une vague approbation. « C’est pas de tout repos pas vrai ? Haha ! Allez, prenez votre salaire et allez vous reposer. Vous avez bien travaillé. » le vieil homme leur donna une bourse copieusement remplie, et leur lança un sourire bienveillant. Il s’éloigna, mais s’arrêta à mi-chemin. « Et si vous cherchez encore du boulot… » il lâcha un rire, et s’éclipsa finalement de la pièce. Seiji attendit qu’il s’éloigne, et se tourna finalement vers Akemi. « Je vais me changer. On se retrouve dehors ? »

Il trouva la brise marine particulièrement agréable. Il s’était changé rapidement, retrouvant sa tenue habituelle, et un certain confort. Puis, il avait quitté le restaurant, saluant brièvement ses collègues d’un service, avant de s’installer devant le bâtiment. Malgré ce tableau paradisiaque, il était éreinté. Il tira la bourse dûment gagnée, et jeta un œil à son contenu. En restant raisonnable, ils auraient de quoi passer quelques jours en ville. Seiji soupira, inspira profondément, et attendit simplement que la jeune femme le rejoigne. Quand elle s’approcha, Seiji lui adressa un bref sourire. « On devrait avoir de quoi se débrouiller. On devrait aller réserver notre chambre. » et peut-être même dormir un peu, même s’il ne l’avoua pas à voix haute. Il était encore tôt – sûrement milieu d’après-midi – mais il avait l’impression d’avoir vécu deux journées entières en une seule.

Il était éreinté. Cette journée avait été dense, et ni la brise marine, ni le soleil de l’après-midi n’arrivaient à lui faire oublier sa fatigue. Ce ne fut que lorsque Seiji se tourna vers Akemi, dont le visage était littéralement livide, que le jeune homme oublia subitement toutes ses petites préoccupations. Il se précipita dans sa direction, le cœur étranglé par la crainte. Mais Akemi s’effondra avant-même que Seiji n’arrive à sa hauteur. Il se jeta littéralement à côté d’elle, posant sa main contre son front. Elle était gelée, et même son regard semblait vide, hagard. Il avait déjà vécu cette situation. Ce n’était pas la première fois. Et pourtant, il réalisa que ses doigts tremblaient tandis qu’il enlevait son manteau. Cette fois-ci, il était seul. Et cette fois-ci…. C’était de sa faute.

Il inspira profondément, et enveloppa Akemi dans son manteau. Puis, il passa ses bras autour de la jeune femme, la ramenant contre lui. Il tenta de se relever, mais ses jambes tremblaient. Son cœur, qui s’était d’abord figé, battait désormais à tout rompre. Il savait que la panique l’emportait, grignotant son esprit, son corps, et maintenant ses réflexes. « Aller ! » il se leva finalement, Akemi dans ses bras. Il expira, et rabattit sa capuche jusqu’au front d’Akemi pour la protéger de la brise. Et sans perdre plus de temps, il se dépêcha de rejoindre l’hôtel.

Il marchait à une allure soutenue, faisant appel à sa mémoire pour ne pas se perdre dans les rues de Luca. À chaque tremblement qui secouait le corps d’Akemi, il avait l’impression que son corps se glaçait. Et même s’il faisait tout pour ne pas perdre le rythme, il n’arrivait pas à chasser les pensées qui tournaient dans sa tête. Et si j’avais été plus prudent ? Pourquoi je l’ai poussé à faire ça ? Comment est-ce que j’ai plus la négliger à ce point ? Et si jamais elle… sa gorge se serra à tel point qu’il arrivait à peine à respirer.

Le gérant sursauta littéralement quand il poussa la porte de l’hôtel. Ses paupières rougies et son regard affolé parlait à sa place. Seiji lui demande de l’aide d’une voix brisée, à mi-chemin entre le cri et la supplication. Le vieil homme se dépêcha de le conduire à une chambre libre, et tira les draps du lit pour Seiji puisse installer la jeune femme. Celui-ci la déposa délicatement à la surface des draps, et ramena la couverture sur elle. Il posa sa main tremblante sur la joue d’Akemi, incapable de lutter plus longtemps contre cette peur qui le rongeait de l’intérieur. « Je suis désolé… » il passa sa main contre son front, accablé par un profond sentiment d’impuissance. « Je… Je peux faire quelque chose ? » Seiji passa une main sur son visage, et se tourna vers l’homme qui se tenait en retrait. « Il me faut de l’eau chaude. » l’homme se dirigea aussitôt vers la cuisine, tandis que Seiji tira légèrement les draps, fouilla une poche du manteau dans lequel était enveloppé Akemi. Il en tira un petit sachet de fortifiant : la seule chose que les médecins avaient trouvé pour aider la jeune femme à se remettre de ses crises. Il ramena les draps sur elle, posa ses paumes contre ses joues, et l’embrassa sur le front. « Je ne veux pas te perdre. » il la regarda à nouveau, le cœur tordu par la crainte, attendant le retour du vieil homme avec une hâte à la limite du supportable.

Chaque seconde était plus longue que la précédente. Sa main tremblait légèrement, et même s’il tentait de garder le contrôle, Seiji n’arrivait pas à retrouver son calme. Les souvenirs se mélangeaient, tournant irrémédiablement dans son esprit : Akemi qui s’effondrait devant le restaurant, l’attaque du temple de Kilika, la barque qui emportait le corps de sa mère. Il n’arrivait pas à reprendre le dessus. Il n’arrivait pas à faire disparaître ce sentiment qui lui écrasait le cœur, qui l’étranglait à lui en couper le souffle. Cette peur. Cette crainte. Cette panique froide qui gelait ses os, faisait trembler ses mains et hantait ses pensées. Il luttait en vain, et ne s’arracha à ses démons que lorsque la jeune femme bougea enfin. Elle était faible, à peine capable de le regarder. Il aurait voulu lui dire de ne pas bouger, d’économiser ses forces. Mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Sa gorge se serra, tandis que les mains froides d’Akemi prenaient les siennes. Elle s’excusa du bout des lèvres, faisant de son mieux pour lui offrir un sourire. « C’est pas de ta faute. »

Après quelques minutes, l’aubergiste poussa enfin la porte de la chambre. Quand le remède fut enfin prêt, Akemi parvint à se redresser pour boire. Elle avala une gorgée, grimaça, et s’enfonça à nouveau sous les draps. Puis, Seiji recouvrit le lit à l’aide des couvertures supplémentaires que l’aubergiste avait apportées. Lentement, il reprenait le contrôle de ses esprits. La situation semblait plus calme, et le fait que la jeune femme parvienne à boire son remède l’avait soulagé d’un poids. Seiji s’installa au bord du lit, quand la voix d’Akemi s’éleva à nouveau. Son timbre de voix était plus clair, ce qui rassura Seiji. Il répondit à sa demande d’un simple sourire, et tandis que la jeune femme argumentait sa demande, Seiji ôtait déjà ses chaussures. Il se glissa sous les draps, s’installant tout près d’Akemi. Celle-ci se rapprocha de lui, afin de se blottir contre son torse. Il ramena son bras autour de ses épaules, l’enveloppant doucement contre lui. La chaleur du lit et l’épaisseur des draps formaient un nid douillet, comme un cocon à l’abri du temps, du froid et du reste du monde. Blottie contre lui, Akemi s’excusa à nouveau. Seiji avait retrouvé son calme, et l’écouta attentivement. « Tu n’as rien gâché. » il passa sa main dans ses cheveux, et s’enfonça confortablement dans le lit. « Je suis très bien ici. » ses paupières se refermèrent, un petit sourire au coin de ses lèvres. Et sans un mot, il savoura simplement ce petit moment dérobé.



Les premières lueurs du matin chatouillèrent ses paupières, éveillant peu à peu l’épéiste assoupi. Il n’avait pas bougé. Akemi était toujours contre lui, son corps bougeant au rythme de sa respiration. Il avait somnolé quelques heures, et avant même de s’en rendre compte, il avait sombré dans un sommeil réparateur. Son premier reflexe fut de se dégager, mais il se ravisa. Il était bien installé. Et… Cela faisait une éternité depuis la dernière fois où ils avaient dormi ainsi. Quand il était encore enfants, il arrivait de temps à autre que Seiji dorme auprès d’elle lorsqu’elle était souffrante. Et chaque matin, il la retrouvait lovée contre lui comme elle l’était actuellement. Quand il regardait son visage, les traits de l’enfant qu’elle avait été finissaient par se confondre avec ceux de la femme qu’elle était devenue. Un sourire passa sur son visage. Serein, Seiji ferma simplement les yeux.

Il resta ainsi, à mi-chemin entre éveil et sommeil jusqu’à ce que le corps d’Akemi s’anime peu à peu. Ses paupières se rouvrirent tandis que la jeune femme émergeait de son sommeil. « Tu te sens mieux ? » il ne bougea pas, attendant simplement sa réponse. « Prend ton temps. On restera ici jusqu’à ce que reprennes des forces. » ils n’étaient pas pressés. Grâce à leur journée de labeurs, ils avaient désormais suffisamment pour tenir quelques jours. Et quand bien même, Seiji n’avait aucune intention de demander le moindre effort à la jeune femme tant qu’elle n’aurait pas récupéré.

Il n’avait aucune intention de sortir du lit. Ce n’était pas dans ses habitudes, mais ce matin-là, l’épéiste avait envie de profiter de quelques minutes d’inaction. Et même s’il ne s’agissait que d’un prétexte pour garder Akemi un peu plus longtemps contre lui, il avait bien l’intention de se tenir à sa décision. Après son réveil, Akemi indiqua à Seiji qu’elle se sentait mieux. Seiji hocha simplement la tête, soulagé. Puis, la demoiselle se lova contre lui. La chaleur de son corps avait quelque chose de réconfortant. Puis, après un bref baiser sur sa joue, la demoiselle s’enfonça sous les draps. Un sourire passa sur les lèvres de Seiji. Confortablement installée, la jeune femme s’excusa alors pour ce repos forcé. Quand elle fit allusion aux dernières épreuves qu’elle avait traversé, les images de ces derniers jours défilèrent dans l’esprit de Seiji. « T’excuses pas. Tu en as fait beaucoup. » avec le recul, elle avait même fait beaucoup plus qu’il ne l’aurait imaginé. Une part de Seiji s’en voulait toujours de ne pas avoir été plus prudent, mais il savait que les remords ne le mèneraient nulle part.

Ils passèrent quelques minutes ainsi, jusqu’à ce que la jeune femme décide de prendre un bain. Seiji afficha une petite moue frustrée, presque déçu de ne pas rester plus longtemps enfoui dans le lit avec Akemi. Il s’extirpa finalement des draps, et étira son corps engourdi. À côté, l’eau ruisselait dans la baignoire. Profitant d’être seul, Seiji prit une grande inspiration. Comme chaque matin, il s’attela à une série d’exercices pour échauffer son corps. Héritage draconien d’une jeunesse sous le signe de la discipline, il n’était jamais parvenu à rater un entraînement depuis son passage à l’âge adulte. Mais ce qui était jadis une contrainte lui semblait aujourd’hui une façon de rester connecté avec son passé. Ses muscules roulèrent lentement, retrouvant un semblant de mobilité après une nuit de léthargie. Et avec eux, son esprit s’éveillait peu à peu. Le ruissellement de l’eau attira lentement son attention, et avant de s’en rendre compte, Seiji se demanda si Akemi était déjà dans l’eau. À quoi ressemblait-elle dans son bain ? Brièvement, il songea la façon dont ses cheveux humides colleraient sa peau, et l’imagina quitter la salle d’eau simplement enveloppée d’une serviette. Son esprit s’égara quelques secondes, si bien que lorsque Akemi s’adressa à lui, Seiji manqua de faire un arrêt cardiaque. Le rouge lui monta aux joues, accompagné d’un petit sentiment idiot. « Je… » … mais étrangement, il se ravisa. Il savait que toutes ces idées n’étaient que le fruit de son imagination. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de repenser à leur premier soir. À la veille, sur la plage. Et finalement, il réalisa qu’il avait simplement envie de partager ce moment avec elle.